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le poids de sommeil amoncelé sur elle par les siècles, avec son peuple de spectres, les femmes blanches, libres à cette heure dans l’espace, plus présentes sur ce paysage, plus obsédantes que jamais. Tout était conforme à la peinture du poète, elle me revenait à la mémoire :


Heure si douce du soir ! Dans la solitude des forêts, sur le rivage silencieux qui borne le bois mémorable de Ravenne, dont les racines s’entre-croisent où jadis flottaient les ondes de l’Adriatique, jusqu’à la dernière forteresse de César ; forêt verdoyante que les contes de Boccace et les vers de Dryden rendaient pour moi un séjour consacré ; combien j’aimais et le crépuscule et tes ombrages !.. Ave Maria, bénie soit cette heure charmante, bénis soient le temps, le climat, les lieux chéris où j’ai si souvent senti l’influence de ce moment se répandre sur la terre avec tant de charme et de douceur ! Ave Maria, c’est l’heure de la prière. Ave Maria, c’est l’heure de l’amour[1].


Quelques tours de roue de la locomotive, et la douce morte, ses forêts, ses basiliques, ses femmes blanches, tout s’efface derrière un voile de verdure. Les reliefs arrêtés des montagnes d’Imola rappellent aux réalités. Évanouissement soudain d’une improbable vision ! D’ordinaire, si lointaine que soit la ville où le hasard nous a poussés, fût-ce aux confins de l’Asie ou de l’Afrique, le voyageur se dit, avec cet instinct humain qui lutte contre l’irrévocable : j’y reviendrai peut-être. — Au sortir de Ravenne, ces mots paraîtraient insensés. On ne la quitte pas, elle vous quitte ; c’est elle qui s’enfuit dans son passé ; la vision légère n’aurait pas le pouvoir de se renouveler. Pour réagir contre ce doute du réel, contre ce sentiment d’évanescence et de fluidité qu’elle insinue dans l’esprit, il faut emporter dans le dernier regard la seule pierre qui parle de vie parmi ces tombeaux : la pierre française du baptistère, avec sa devise de réconfort : En espoir Dieu !


EUGENE-MELCHIOR DE VOGÜE.

  1. Don Juan, ch. III.