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raisonneurs, etc. Qu’un organe ou système d’organes domine chez un homme : cerveau, muscles, viscères de la nutrition, organes de la génération, etc., le voilà marqué d’un trait particulier de constitution, qui subit toujours l’influence dominante du tempérament général, mais qui peut produire de notables variétés dans le caractère. Par exemple, le crâne d’un lymphatique peut contenir le cerveau d’un Cuvier : on a alors un penseur calme et méthodique, qui n’est point distrait dans ses travaux par une puissante impressionnabilité. À cerveau égal et bien développé, a-t-on dit, l’actif froid trouvera son bonheur dans les recherches paisibles de la science ou de l’érudition ; le nerveux s’occupera plus volontiers d’art, de poésie, de hautes spéculations philosophiques ; le sanguin dépensera au dehors son activité mobile et sera enclin aux plaisirs de toutes sortes ; le bilieux s’usera très souvent dans les âpres luttes de la vie, dans la recherche obstinée de la fortune ou des honneurs ; il sera ambitieux, parfois fanatique, amoureux violent ; s’il se consacre aux travaux intellectuels, il préférera fréquemment la littérature aux sciences : « il excellera à peindre en traits de feu, dans un style imagé, caractéristique, les passions souvent tristes qui l’ont agité[1]. » Byron, nerveux et bilieux, en est un exemple. Certes, il ne faut pas se perdre dans des inductions hasardées, ni dans des prédictions puériles. N’a-t-on pas prétendu qu’en fait de religion, le sanguin sera libre penseur, le colérique orthodoxe, le mélancolique superstitieux et le flegmatique indifférent ? Ce qui est vrai, c’est que la connaissance des tempéramens autorise certaines inductions, ou, si l’on veut, certains procès de tendance. On connaît le mot de César sur ses ennemis : « Je ne crains rien des hommes à embonpoint et à belle chevelure, je redoute bien plus ces hommes au teint jaunâtre et à la face maigre. » Ce furent en effet ses meurtriers.

Rien ne montre mieux l’étroite association des mêmes caractéristiques mentales avec les mêmes traits physiques de tempérament et de constitution que l’enquête bien connue de M. Gai ton sur les jumeaux, tantôt presque indiscernables même pour leur mère, tantôt aussi dissemblables qu’Ésaü et Jacob, tantôt complémentaires. Les jumeaux semblables ont le même tempérament, qui se développe de même. Ils aboutissent presque en même temps à contracter des maladies analogues, comme par une même évolution interne[2].

  1. Letourneau, Physiologie des passions.
  2. Moreau de Tours a soigné deux jumeaux physiquement semblables, atteints de la même folie, ayant des hallucinations identiques, avec les mêmes intervalles de répit aux mêmes époques. L’un était à Bicêtre, l’autre à l’hospice Sainte-Anne. Trousseau donnait ses soins à un jumeau pour une ophtalmie rhumatismale : — « En ce moment, lui dit le patient, mon frère, qui est à Vienne, doit avoir une ophtalmie de même nature que la mienne. » — Trousseau se récrie. Quelques jours après, une lettre de Vienne confirmait le fait. Dans neuf cas sur trente-cinq, M. Galton a constaté une étonnante similitude en ce qui concerne les associations d’idées : — « Ils font les mêmes remarques dans les mêmes occasions, commencent à chanter le même refrain au même moment, et ainsi de suite ; ou encore, l’un commence une phrase et l’autre la finit. » — Dans seize cas sur trente-cinq, les goûts étaient tout à fait identiques ; dans les dix-neuf restans, ils étaient très analogues, mais avec certaines différences. Un jumeau, dit M. Galton, se trouvant par hasard dans une ville d’Ecosse, achète un service de verres à Champagne pour faire une surprise à son frère. Celui-ci, étant en Angleterre, achète à la même époque un service semblable du même modèle pour faire une surprise à l’autre. — Quant aux jumeaux complémentaires, il y en a des exemples curieux, comme ces deux frères dont l’un était contemplatif, poétique et littéraire à un haut degré ; l’autre pratique, mathématicien et linguiste : — « À nous deux, disaient-ils, nous aurions fait un homme convenable. » — Dans un autre cas, l’un des jumeaux est tranquille, retiré en lui-même, lent, mais sûr ; de bon caractère, mais disposé au ressentiment quand on l’a blessé ; l’autre est vif, léger, va de l’avant, apprend et oublie vite. ; il est d’un tempérament prompt et irascible, mais il pardonne vite. Ils ont été élevés ensemble et n’ont jamais été séparés. » À ces traits, on reconnaît que les deux jumeaux se sont partagé les divers types de tempérament : l’un a pris pour lui le nerveux lymphatique (c’est-à-dire l’anabolisme et le catabolisme lents) ; l’autre a pris le sanguin colérique (l’anabolisme et le catabolisme vifs).