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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 118.djvu/309

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L’influence du tempérament sur la moralité est beaucoup plus indirecte que sur le bonheur, elle n’en est pas moins réelle. Si le caractère d’un homme offre les traits moraux d’un tempérament typique, vous pouvez en conclure qu’il en a les traits physiques et inversement. Étant connu le caractère d’un Tibère, d’un Loyola, d’un Calvin, d’un Bonaparte, on a pu affirmer qu’ils avaient l’empreinte bilieuse fortement accusée ; Louis XV devait être sanguin, Mozart est le type du nerveux, Gibbon celui du lymphatique[1]. La sagesse des nations a toujours remarqué l’analogie si fréquente du tempérament et de la conduite[2]. Le caractère est le produit

  1. Letourneau, Physiologie des passions.
  2. Un brave sermonnaire anglais en a cherché un peu loin des exemples, qui ne laissent pas d’être piquans. Il commente le chapitre de saint Luc où Jésus, se rendant à Jérusalem, récolte sur son chemin des disciples. Comme on avait refusé au Christ l’hospitalité dans une maison, deux de ses apôtres s’écrient : — « Seigneur, veux-tu que nous commandions que le feu du ciel descende et consume ces gens ? » — « Vous ne savez pas de quel esprit vous êtes animés ! » — répond Jésus. Certes, c’était de l’esprit colérique. Plus loin, un homme plein d’enthousiasme et de confiance en soi prend la belle résolution de suivre Jésus au bout du monde : — « Seigneur, j’irai partout où tu iras. » — Voilà le sanguin, qui parle avant d’avoir réfléchi. Et Jésus, pour faire tomber cette ardeur, lui dit que les renards ont des tanières, les oiseaux des nids, mais que le Fils de l’homme, lui, n’a pas même où reposer sa tête. — « Suis-moi, » — dit-il à un autre. Et celui-là répond : — « Permets-moi d’aller d’abord dire adieu aux gens de ma maison. » — Cet homme peu pressé et attaché à ses habitudes, c’est le flegmatique. Enfin, un dernier répond à Jésus : — « Seigneur, permets-moi d’aller d’abord ensevelir mon père. » — À ce mélancolique affectueux, qui veut pleurer ceux qu’il a perdus, Jésus répond assez durement : — « Laisse les morts ensevelir les morts, et toi, va annoncer le royaume de Dieu. » — Tous les tempéramens peuvent fournir des apôtres, ou, tout au moins, des hommes honnêtes. Albert Dürer, très préoccupé des tempéramens et de leur expression extérieure, a donné un symbole de cette vérité dans sa dernière grande œuvre (à la Pinacothèque de Munich), qui représente les quatre tempéramens sanctifiés sous les traits de quatre apôtres. Saint Pierre, prompt à tout, même à tirer l’épée, prompt à marcher sur l’eau pour aller vers Jésus, — sauf à sentir ensuite sa foi tomber, et lui s’enfoncer à mesure, — prompt enfin à confesser son maître devant les juges, sauf à le renier bientôt après, saint Pierre pouvait assurément fournir le type du sanguin. L’ardent saint Paul, actif et volontaire, est un noble type de bilieux. Saint Marc fut-il vraiment flegmatique ? Je l’ignore ; quant au nerveux mélancolique, avec son cerveau exalté et son cœur passionné, c’est bien saint Jean. Ainsi s’ouvre à tous les tempéramens le « royaume de Dieu, », mais il faut savoir se rendre maître de son naturel pour en faire l’auxiliaire de la moralité même.