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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 118.djvu/373

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A nous, s’est écrié, fort de cet axiome, le chœur des agriculteurs, des industriels, voire des « marchands de goutte, » à nous la main-d’œuvre économique ; que d’autres fassent, s’ils veulent, travailler les libérés qui ont l’audace de demander 3 francs de salaire par jour, ou les Canaques qui sont mous et paresseux. Parlez-nous des forçats qui nous coûteront douze francs par mois, qui ne pourront quitter notre maison et qui, de peur d’être réintègrés avec une bonne punition, ne s’aviseront jamais d’ergoter sur la qualité de la nourriture, ni de se plaindre qu’on abuse de leurs forces !

Les « vaillans pionniers de la civilisation » ont sainement apprécié la situation ; ils ont parfaitement compris que la manne administrative ne saurait avoir partout la même apparence ; chez nous, elle se distribue sous la forme de bureaux de tabac, places de facteurs, etc., en Nouvelle-Calédonie, elle est représentée par des forçats dont on gratifie libéralement le premier venu. Ceci tend à démontrer qu’on aurait tort d’en vouloir beaucoup au gouverneur si parfois il sacrifie l’œuvre toute philosophique et platonique de la régénération de quelques criminels au désir très naturel, très humain, de se rendre populaire. D’ailleurs, pour être juste, il faut bien reconnaître qu’on impose à ce fonctionnaire de posséder des qualités d’équilibriste dont fort peu de gens sont doués. Représentant du pouvoir central, il est tenu de faire exécuter dans leur lettre et dans leur esprit les lois, décrets et règlemens pénitentiaires ; représentant de la colonie qui ne vit que par la transportation, son devoir est de la nourrir de son mieux, — et elle a bon appétit. Cet homme infortuné ressent tous les embarras de maître Jacques : « Est-ce à votre cocher, monsieur, ou bien à votre cuisinier que vous voulez parler ? car je suis l’un et l’autre. »

Il est la victime des demi-mesures qui sont presque tout, et celles-ci sont enfantées par les fluctuations au gré desquelles ballotte depuis tant d’années la direction des colonies. Pour n’avoir pas osé faire de la Nouvelle-Calédonie un pays d’exception, où les colons se fussent trouvés dans la même situation que les propriétaires voisins d’une forteresse, autorisés à bâtir sur le périmètre de la zone dangereuse ; pour n’avoir pas osé dire sans ambages que la liberté politique ne saurait respirer l’atmosphère du bagne, on est arrivé à juxtaposer deux élémens dont le contact est un danger public.

Étrange accouplement, en effet, qui a produit des choses comme celles-ci.

En 1887, la colonie avait à sa tête un gouverneur très désireux de grouper autour de lui les sympathies passablement récalcitrantes des citoyens libres placés sous son égide ; jamais ceux-ci