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ne virent une bouche officielle leur décocher plus de sourires, jamais oreille officielle ne s’ouvrit plus large et plus bienveillante pour écouter leurs revendications les plus absurdes, si bien, soit dit entre parenthèses, que l’absence de témoignages d’affection qui marqua le départ de ce gouverneur peut être notée parmi les traits qu’on cite de l’ingratitude des peuples. Entre autres mesures destinées à montrer jusqu’où pouvait aller sa bonne volonté, il avait imaginé d’ériger en commune le village de Bourail (je vous parlerai tout à l’heure de cet endroit curieux) dont la population est presque exclusivement d’origine pénale ! Invités à se choisir un maire, les « Bouraillais » n’hésitèrent pas à porter sur le pavois un sieur B… ancien forçat réhabilité[1] qui, faisant le métier d’usurier, obtint les voix de tous ses débiteurs, c’est-à-dire la quasi-unanimité des suffrages.

Pendant plusieurs mois, cet individu put ceindre l’écharpe tricolore, marier ses concitoyens, prendre des arrêtés, donner des ordres au commissaire de police (quel rêve ! ), requérir la gendarmerie (quelle douce réciprocité ! ), recevoir les hommages des autorités, etc. Ce qui rendait la chose plus piquante, — si on la prend du côté gai, — c’est que B… avait subi la plus grande partie de sa peine dans le pénitencier de Bourail où il comptait encore de vieilles et solides relations.

Pourquoi l’avait-on réhabilité ? Les jugemens sont parfois respectables comme des mystères.

Le « département » trouva qu’on avait un peu dépassé la note, et, ne pouvant supprimer le maire, il supprima la mairie. Depuis ce temps, le conseil-général a une corde de plus à sa guitare et ne manque pas, à chaque session, de flétrir cette nouvelle révocation de l’édit de Nantes. Ses doléances sont transmises à l’univers par les trompettes de la renommée dans lesquelles s’évertuent à souffler violemment trois ou quatre bouches de journalistes improvisés, car la liberté de la presse est, bien entendu, une de celles dont notre colonie pénitentiaire fait le plus large usage. J’aime beaucoup la Calédonie, mais je lui en veux de parodier et de travestir tant de choses que, nous autres républicains, avons toujours soutenues et préconisées : suffrage universel, décentralisation, liberté de parler et d’écrire. Ces mots-là ne devraient pas être prononcés par certaines lèvres.

La première fois qu’un hasard me fit pénétrer dans une

  1. L’article 10 de la loi du 14 août 1885 permet au tribunal supérieur de Nouméa de remettre en possession de leurs droits civils et politiques les transportés libérés dont la conduite est bonne. On a beaucoup et très justement attaqué cette loi dont l’application devient de plus en plus rare.