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renseignemens d’ailleurs exagérés, de l’infériorité des forces de la Turquie et aussi de l’impossibilité où se trouvait la France, à ce moment, de secourir efficacement son antique alliée, il en était venu à cette conclusion singulière que le meilleur moyen, le seul à notre portée, de sauvegarder au moins les intérêts essentiels de l’empire ottoman, c’était de l’abandonner, une union intime avec la Russie pouvant seule nous donner le droit de lui faire accepter, au lendemain d’une campagne heureuse, des conseils de modération. Joseph II, quelque désireux qu’il fût de s’étendre un peu, lui aussi, aux dépens des Turcs, se disait prêt à nous seconder le jour où, liés aussi avec lui, et sans nous être opposés a priori à voir la Russie ajouter quelques complémens nécessaires, — Oczakof, par exemple, — à ses récentes et définitives conquêtes de Crimée, nous prétendrions l’empêcher de s’approcher trop près de Constantinople.

Malheureusement le cabinet de Versailles, tout à ses difficultés du dedans, n’était guère en situation de changer ainsi l’orientation de sa politique extérieure et de s’arrêter résolument à tout autre parti qu’à celui de laisser les choses aller à l’aventure. De là, des hésitations, des contradictions rendant parfois bien délicat le rôle d’un ambassadeur qui n’avait point, comme aujourd’hui, de fil télégraphique pour le tenir au courant des variations de son gouvernement. On était à Kerson depuis quelques jours, quand l’impératrice annonça tout haut son intention de pousser jusqu’à Kinburn en traversant le golfe du Liman, vaste embouchure du Dnieper. C’était passer presque sous les murs d’Oczakof et opérer, en quelque sorte, une reconnaissance du territoire turc. La tentative était hardie ; mais l’empereur avait applaudi, et M. de Ségur, encouragé par ses instructions à continuer ses avances, n’avait rien objecté non plus, quand on apprend tout à coup que, probablement sur les conseils d’un autre ambassadeur de France, non moins autorisé que M. de Ségur, — M. de Choiseul-Gouffier, alors ministre à Constantinople, — une escadre ottomane est venue, dans la nuit, mouiller au milieu du golfe, barrant ainsi le passage à Catherine et l’obligeant à revenir sur sa résolution. Mais laissons le prince de Ligne, témoin de ce contre-temps, qui eût pu tourner au tragique, nous le dépeindre à sa manière :

« L’impératrice nous a permis, au prince de Nassau et à moi, comme amateurs et peut-être connaisseurs, d’aller reconnaître Oczakof et dix vaisseaux turcs qu’on est venu placer très malhonnêtement au bout du Borysthène comme pour arrêter notre navigation au cas où Leurs Majestés Impériales voulussent aller par eau jusqu’à Kinburn. Quand l’impératrice eut vu la position de cette