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superbe. Dans un champ qui va s’élargissant, comme une hache, quinze couples de bœufs gris labourent de front. Les quinze charrues sont exactement alignées, ouvrant et rejetant ensemble la terre d’un violet pourpre. Ce sont les mêmes instrumens que Virgile avait vus : un coin de fer et deux ailes de bois en avant d’une solive, une plate-forme ronde à l’arrière, traversée d’un bâton droit. Sur chaque plate-forme un laboureur est monté debout. D’une main il se tient au bâton, de l’autre il promène l’aiguillon sur le flanc de ses bêtes. Et ces belles formes primitives du labour, les bœufs énormes, la machine petite, l’homme immobile et digne, s’éloignent lentement, laissant la moitié du champ toute rayée et fumante. Alors, dans l’espace déjà parcouru, dans le sillage encore frémissant qu’elles abandonnent, une seizième charrue, conduite par un jeune homme de vingt ans, s’est élancée. Sans doute il nous avait aperçus. Notre présence excitait son amour-propre. Il était, ce jeune Romain, d’une élégance et d’une souplesse de mouvemens rares. On eût dit qu’il conduisait des chevaux, tant il traçait vite, trouant en tous sens la glèbe remuée, les canaux d’écoulement pour les pluies. Il paraissait courir à la surface, pour son plaisir, entraîné par ces grands animaux dressés exprès et qui tournaient, rasaient les arbres, revenaient sur nous, les cornes hautes, la peau plissée aux épaules d’un frisson rapide. Et cependant il suivait de l’œil une route de pentes invisibles pour nous. Et il souriait quelquefois, jouissant de montrer à ces deux barbares, arrêtés sur la crête prochaine, ce que peut faire un Romain avec son attelage, deux bœufs gris de la campagne de Rome.


Maccarese. — Voici une contrée malsaine, à l’ouest de Rome, au nord d’Ostie, près de la mer. La tenuta de Maccarese, que je vais voir, une des plus vastes de l’Agro romano, — 5,560 hectares, — fait partie de l’ancien campo salino, les marais salans où les Sabins prenaient le sel. Le voisinage et les infiltrations des eaux salées, l’impossibilité d’écouler naturellement les eaux de source et de pluie, — car, en certains endroits, le sol se trouve de trente centimètres au-dessous du niveau de la mer, — en rendent le séjour dangereux, l’été surtout, quand l’ardente chaleur aspire et répand dans l’air les miasmes des marais. D’après les statistiques d’un médecin de campagne établi dans la région, la moyenne des hommes atteints par la fièvre, annuellement, est la suivante : cultivateurs, ouvriers ruraux ne quittant pas la campagne, 95 pour 100 ; chefs de culture, ministres, intendans, mieux nourris et faisant de fréquens séjours à Rome, 40 pour 100 ; propriétaires