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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 118.djvu/579

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monopole, un dernier vestige d’un passé à jamais disparu. Monopole, lambeau d’ancien régime, c’est plus qu’il n’en faut pour déchaîner les colères des partisans du bloc ; c’est presque assez pour convaincre les badauds et les ignorans. En tout cas, cela dispense d’argumens sérieux, de griefs précis. O puissance des mots dans notre France moderne, fille de la révolution !

À travers cette indignation de commande, il est aisé d’apercevoir les motifs de la guerre faite aux avocats. On ne leur pardonne pas d’avoir tenté de déchirer le voile discrètement jeté sur les scandales de Panama ; on ne leur pardonne pas d’avoir fait entendre à ceux qui détenaient alors le pouvoir un langage indépendant qui a soulagé la conscience publique. À coup sûr, si les membres du barreau qui ont pris la parole dans ces circonstances mémorables avaient montré moins de courage et moins de franchise, on ne songerait pas plus aujourd’hui qu’on n’y songeait hier à supprimer l’ordre, sa discipline et ses règles professionnelles. Napoléon voulait pouvoir « couper la langue à tout avocat qui s’en servait contre le gouvernement, » et il ne se gênait pas pour le dire. Nos maîtres d’aujourd’hui se garderaient de le dire : mais s’ils pouvaient le faire !..

Il ne s’agit pas seulement d’une campagne de presse ; la chambre des députés, pendant la législature qui vient de prendre fin, a été saisie de deux propositions de loi relatives à l’organisation du barreau : l’une, présentée il y a quelques années par M. Maurice Faure ; l’autre déposée tout récemment par M. Trouillot. Ce dernier accorde le droit de plaider à tout licencié en droit, supprimant d’un trait de plume l’ordre des avocats, le tableau, la discipline, le conseil, c’est-à-dire toutes les garanties de moralité qui avaient jusqu’ici paru aussi nécessaires, sinon plus, que les garanties de capacité. M. Maurice Faure, plus radical encore et plus logique, estime qu’il convient de laisser au plaideur la liberté la plus absolue dans le choix de son défenseur : licencié ou non, qu’importe, s’il lui donne sa confiance ? Et, aux termes de sa proposition de loi, le premier venu est admis à se présenter à la barre comme mandataire des parties. C’est la traduction en style législatif de cette boutade de Jules Vallès : « Faites place aux avocats sans toque ni diplôme, envoyés par Pierre ou Paul, qui se présenteront attifés comme ils le voudront, en redingote ou en cotte, chaussés de cuir ou de bois, en souliers ou en sabots, — laissez passer l’éloquence des simples ! » Ces propositions viennent d’être ensevelies avec la chambre qui les a vues éclore. Mais elles révèlent l’état d’esprit d’un certain nombre d’hommes politiques, et, au premier incident qui mettra de nouveau le barreau