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moins âpre alors que de nos jours, la satire suffisait ; et l’on ne réclamait pas des mesures d’État pour interdire au sexe l’exercice de la médecine ou les hauts emplois des postes et des télégraphes. Mais on se préoccupait déjà de l’entretenir dans cette espèce d’esclavage ou de domesticité que favorise l’ignorance ; — et qui le lui rend bien ! Fils de bourgeois ou fils de vilain, on élevait l’homme à ne voir dans la femme qu’un instrument de plaisir, ou tout au plus une « ménagère. » Et tandis qu’au contraire les romans de la Table-Ronde, symbolisant toutes les vertus en elle, créaient autour d’elle cette atmosphère d’amour où devait se mouvoir pendant cinq cents ans le rêve de l’humanité, nos Fabliaux, eux, continuaient d’être la protestation du bas naturalisme contre le nouvel idéal. Ni filles ni mères, encore moins amantes, mais à peine épouses, et quelles épouses ! dont on ne saurait dire ici les exigences ! telles sont les héroïnes ordinaires de nos Fabliaux ! Πᾶσα γυνὴ χόλος ἐστί (Pasa gunê cholos esti)… Si vous connaissez la suite, nos Fabliaux ne sont que le commentaire brutal ou ordurier du distique célèbre, et je ne vois rien de plus déplaisant en eux que leur persistance à développer ce thème ; — ni de plus satirique.

Ce que maintenant j’accorde à M. Bédier, c’est que ce genre de satire, n’ayant de lui-même qu’une conscience encore obscure, n’a pas autant de valeur ni de portée que la satire de l’auteur des Ïambes, par exemple, ou de l’auteur des Châtimens. Pas plus aux femmes qu’aux prêtres, aux bourgeois qu’aux barons, si M. Bédier veut donc dire que les auteurs de nos Fabliaux n’ont ouvertement déclaré la guerre à personne, il a raison. Leur seule condition eût suffi pour les en empêcher. On observe en effet dans l’histoire que les vrais « satiriques, » — tels qu’Horace, par exemple, et Lucilius avant lui, tels encore que Boileau chez nous, — ont toujours commencé par s’assurer des protecteurs ou des rentes. Mais, obligés de compter pour vivre sur les libéralités du seigneur ou du bourgeois, et, comme dit la chronique, de chanter « pour avoir dons, ou robes, ou autres joyaux, » nos « jongleurs, enchanteurs, goliardois et autres menesterieux, » ne pouvaient guère attaquer de front les « riches homes » dont leur pain dépendait. D’un autre côté, les genres littéraires, au moyen âge, avaient tous quelque chose encore de flottant ou d’indéterminé, pour ne pas dire d’hybride ou de douteux ; et n’ayant aucune idée de l’art, nos trouvères n’en avaient aucune des différenciations qui en constituent les lois. Qu’ajouterai-je encore ? qu’étant incapables de former des idées générales ou abstraites, ils ne choisissaient pas les sujets de leurs contes ; et c’étaient leurs sujets qui s’imposaient à eux ? Mais ils n’en avaient pas moins leur façon de penser, ou plutôt de sentir,