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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 119.djvu/932

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et se regardaient, les yeux pleins de larmes. Lui aussi, le cher absent, il avait visité Soana, jeune chevalier de l’escorte pontificale, et Grégoire se souvenait d’avoir fait, devant lui, à la table du baron, allusion au neveu futur qui prendrait soin, avec Pia, de cette vieille maison, relique de sa race. Alors, il repassait, tout songeur, en sa mémoire, les espérances qu’il avait conçues pour Victorien, lorsque celui-ci était revenu de Toscane : le fils de Cencius entouré de prestige, le plus beau et le plus loyal des seigneurs romains, doté par le saint-siège de quelque grand fief, remis en possession des châteaux de son père, fût devenu le chef de la noblesse, le maître de son peuple, le capitaine du Latran, et eût réconcilié Rome avec l’Église. Les comtes de Tusculum avaient longtemps tenu en tutelle le pontificat pour le déshonorer et le violenter. C’eût été une gloire pour la postérité de Grégoire VII de veiller sur la chaire de Saint-Pierre, afin de la purifier et de la défendre. Ce rêve était si noble que le pape ne pouvait s’en détacher ; il l’embrassait de nouveau, avec l’ardeur des âmes qui vont se séparer des choses de la terre. Peu à peu la pensée d’un miracle se levait en lui, obscure d’abord, puis tout à coup très claire. Son ami Pierre Damien lui avait raconté jadis tant d’étonnantes merveilles ! Et, puisque Dieu n’avait perdu ni sa puissance, ni sa volonté, pourquoi le navire ramenant Victorien ne paraîtrait-il pas tout à l’heure, avec ses voiles blanches, une bannière de saint flottant à son grand mât, là-bas, à la pointe méridionale du golfe de Salerne ?

Alors, presque timide, après ce long silence, il disait :

— Je l’attends encore. La Palestine est bien loin, et c’est une terre féconde en bienfaits miraculeux. Je l’attends toujours. Le Dieu de miséricorde nous ménage certainement un jour de fête.

Et tous deux parcouraient des yeux la mer, la cruelle mer, assoupie dans son rêve d’azur.

Les serviteurs du palais venaient reprendre le pape entre leurs bras. Elle suivait pas à pas, avec une souffrance plus éperdue que la veille, écoutant docilement son grand-oncle qui, tournant la tête à demi, disait encore à la jeune fille :

— Prenons patience jusqu’à demain, Pia. C’est si loin, la Palestine !

Le 25 mai, au matin, on trouva le pape couché sans connaissance, la respiration haletante, la face couleur de cire. Il y eut une vive émotion au palais. Joachim fit mander sur-le-champ un médecin arabe, disciple des alchimistes de Tolède, qui passait pour magicien. L’Arabe versa entre les lèvres du moribond quelques gouttes d’élixir. Les forces revinrent tout à coup. Grégoire