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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/199

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passant sur la réalité particulière aperçue directement, puis étudiée en elle-même et creusée dans ses dessous.

Quelle fut d’ailleurs l’influence de l’auteur de Madame Bovary sur celui qu’il appelait « son disciple » ? et fut-elle profitable ou fâcheuse ? En tout cas elle fut profonde. Entre beaucoup de choses que Maupassant dut à Flaubert, il lui doit quelques-uns de ses plus incontestables défauts. L’hypocondrie du maître, s’ajoutant à celle de l’élève, contribua à rendre plus méprisant le regard que celui-ci jetait sur l’humanité, comme si un homme avait le droit de mépriser les hommes et comme si le premier devoir de l’artiste n’était pas un devoir de sympathie. Et l’élève acceptait de confiance quelques-uns des partis pris les plus aveugles du maître : c’est ainsi qu’il a mis dans son œuvre tant de Bouvard et un peu trop de Pécuchet. Par bonheur il s’est, sur certains points et grâce à la vigueur de sa propre personnalité, défendu de cette influence. Il n’a jamais cru comme Flaubert que la littérature fût le tout de la vie, si même celle-ci n’a été instituée uniquement afin d’être traduite par celle-là. Il n’a pas davantage eu part aux puérilités que conseillait à Flaubert sa superstition du style ni cru qu’un hiatus fût une affaire d’État. Sur d’autres points il a su se dégager peu à peu de cette influence ; et, par exemple, ayant conçu d’abord le réalisme sur le modèle de celui de l’Éducation sentimentale, il s’en est fait par la suite une conception différente, plus personnelle, et mieux en accord avec les instincts d’artiste qui étaient en lui. C’est de même qu’entré dans les lettres sous les auspices de M. Zola et dans le temps où le naturalisme triomphait, il a dû à ce compagnonnage des débuts presque toutes les erreurs et les affectations regrettables de sa première manière : comme le souci de ne décrire qu’une humanité restreinte étudiée dans des types d’exception choisis encore entre les plus bas, comme dans certaines peintures l’exagération du trait poussé jusqu’à la caricature, et comme la grossièreté de l’expression soulignant celle des sujets. Le naturalisme avait fait ce miracle de brouiller la vue de cet observateur au regard si net. Il lui fallut un peu de temps pour se remettre au point.

Apparemment le plus grand service que ses amis Bouilhet et Flaubert aient rendu à Maupassant dans l’apprentissage auquel ils l’ont soumis, ç’a été de le soumettre à un apprentissage. Bouilhet, pour sa part, lui répétait que cent vers, s’ils sont irréprochables, suffisent à la réputation d’un artiste ; il lui faisait comprendre que le travail continuel et la connaissance profonde du métier peuvent dans un jour d’heureuse rencontre amener cette éclosion de l’œuvre courte, unique, et aussi parfaite que nous la pouvons produire. Et sans doute en lui donnant ce conseil il l’exprimait