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et pouvoirs pour une nouvelle et secrète mission en France[1]. Il était chargé de rompre l’union projetée de Louis XIV avec la princesse Marguerite de Savoie, de négocier le mariage de l’infante et la suspension d’armes. Les pressentimens de Lenet ne l’avaient pas trompé sur le péril qui menaçait les intérêts de Condé.

Celui-ci prit la mouche à la première ouverture que lui fit don Juan ; le nom de l’envoyé, le caractère de la mission, tout cet air de mystère ne lui présageait rien de bon. La suspension d’armes surtout lui paraissait inopportune, prématurée : « Ce seroit pour moy une chose mortelle et qui feroit quitter prise à tous ceux qui sont avec moi. En outre, n’estant plus utile à ces gens icy, ma considération diminueroit parmy eux, et je me trouverois entièrement deschu de toutes manières[2]. »

On voit quel était à ce moment l’état d’esprit de M. le Prince, et quelle impulsion il devait donner à l’activité fébrile de Lenet. Les ministres espagnols accusaient le pauvre Fiesque, malade et affaibli, de ne pas les avoir suffisamment endoctrinés pendant la mission de Lionne ; ce n’est pas le reproche que mérita son successeur[3], dont la faconde, la diffusion, les redites devaient fatiguer, étourdir quiconque avait affaire à lui. Le plus souvent on le renvoyait aux secrétaires, don Christoval ou don Fernando de Contreras. Il eut cependant audience du roi, et put, un peu plus tard, entretenir longuement le premier ministre, lorsque celui-ci rentra à Madrid après avoir couronné par sa défaite devant Elvas (16 janvier 1659) la désastreuse campagne qui décida de l’affranchissement du Portugal.

Les conseillers du roi catholique écoutent d’une oreille distraite les développemens de Lenet ; ils en savent plus long qu’ils ne veulent l’avouer. Résolus à ne pas déserter les intérêts de M. le Prince, ils pressentent une opposition formidable, et, comme ils ont aussi hâte de conclure la paix, leur embarras est grand : « Que faire ? (c’est don Luis qui parle)[4]. On offre de rendre à M. le Prince tout son patrimoine sans charges, gouvernemens ny places, à condition de n’aller pas à la cour et de séjourner en une ou deux villes de France qu’on luy signaleroit. — M. le Prince est résolu à renoncer à tout plutôt que d’accepter de telles conditions ou d’être un obstacle à la conclusion de la paix ; » Lenet l’affirme, et il a en main toute la correspondance de Condé[5]. — « Eh

  1. Le même au même, 18 novembre 1658. A. C.
  2. M. le Prince à Lenet, 12 décembre 1658. B. N.
  3. Déjà hors de combat depuis longtemps, le comte de Fiesque mourut un mois après l’arrivée de Lenet en Espagne.
  4. Lenet à M. le Prince, 8, 12 mars 1659. A. C.
  5. 25 janvier, 8, 29 février, etc. — Chemin faisant, Lenet avait pris soin d’abîmer le pauvre Barrière, qui, échoué à Madrid, cherchait à déterrer quelque affaire pour soulager sa misère. Comme il était accusé d’indiscrétion incurable, ordre formel fut donné de le tenir à l’écart de tout (25 janvier). M. le Prince, en renouvelant ces instructions à Lenet (13 mai), paraît se complaire à refaire la liste des vertus dont Barrière gratifiait Lenet dans une lettre déchiffrée par Servientis : « fourbe, sans honneur, sans probité, descrié à la cour, capable de se laisser corrompre, etc., etc. »