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quelle peut devenir sa puissance éducatrice. La plus passionnée des danses espagnoles figure toujours un mouvement de l’âme. La Bacchante des vases antiques vibre dans l’extase orgiastique ; mais tout son corps nage dans l’ivresse de l’univers, et sa torsion est une aspiration douloureuse de l’esprit vers le dieu. Dans la danse africaine dégénérée, nous assistons au contraire à une illustration chorégraphique de l’instinct sexuel, à un engloutissement de l’esprit par la matière. Et c’est une loi inexorable : quand l’homme rend l’art complice de son animalité, il pervertit et détruit la notion même de l’art, il mutile et détruit sa propre personne.

Je n’avais pu vaincre ce mélange d’effroi et de révolte que nous cause toujours la profanation de l’être humain, lorsque je m’aperçus qu’un vieillard extraordinaire venait de prendre place à une petite table, en face de moi. Il était vêtu d’une dalmatique râpée, bordée d’une fourrure rongée par les vers, le dos voûté comme un centenaire, son vieux corps maigre serré en une tunique de soie irisée de roses et de verts inénarrables. Un gros bonnet de fourrure coiffait son visage d’une pâleur specirale et plissé d’une multitude de rides. Son nez bulbeux et interminable finissait brusquement en pointe et plongeait comme une sonde dans un petit livre en parchemin. Il lisait à travers ses lunettes posées sur le bout de son nez. Ses lèvres minces marmottaient des syllabes hébraïques, et ces trois mots bizarres frappèrent à plusieurs reprises mon oreille : Nephesch… Rouak… Neschamah… Puis, avec un brusque regard oblique vers l’estrade, il articulait à voix basse : Lilith !… Lilith !… Je crus reconnaître un ancien rabbin échoué dans ce milieu musulman par je ne sais quelle destinée, et je sentis une attraction subite pour la solitude prodigieuse de cette ruine humaine dans laquelle il y avait un murmure de pensées comme de feuilles mortes.

— Rabbi, lui dis-je, tu es certainement un savant maître. Que penses-tu de cette danse ?

Il n’eut pas l’air de m’entendre et continua le sourd bourdonnement de son monologue intérieur. J’ajoutai :

— Je suis chrétien, et toi tu es un fils d’Israël. N’y a-t-il pas plus de liens entre les fils de Moïse et ceux du prophète de Nazareth qu’entre nous et les fils d’Ismaël qui nous entourent ?

Il parut avoir compris, car il secoua la tête, et, sans changer d’attitude, le visage toujours enfoncé dans son bouquin, il baragouina dans un charabia mêlé de plusieurs langues :

— Non — pas de liens — tous séparés — tous ennemis — les fils de Sem — pour toujours — tous étrangers, les fils d’Adam — — qui devraient être l’image de l’Adam céleste. — Ah, oui ! — malédiction de la haine et des vieux crimes de tous — des vôtres