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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/296

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surtout qui vous prétendez les disciples du Messie. — Quand je suis entré ici, des mograbins m’ont appelé : Maudit juif ! — S’ils n’avaient pas peur des soldats rouges des Anglais et des zaptiés du Khédive, ils t’appelleraient ; Chien de chrétien ! Mais regarde bien — votre châtiment à tous, le voilà !

Sa lèvre défiante eut un frémissement sardonique. Il releva ses lunettes sur son vaste front ridé. Ses petits yeux aux reflets de vitre cassée eurent un éclair, et son doigt décharné, presque transparent, me montra une nouvelle danseuse qui, au bruit de l’infernale musique, commençait à faire glisser sa tête sur ses vertèbres comme un cobra amoureux. Et l’inquiétant vieillard, qui, à ce moment, n’était pas dénué d’une certaine majesté, continua d’une voix tremblotante :

— Oui, c’est le châtiment ! — Regarde-la bien, la ghawazzi. — Vois-tu remuer la tête, la poitrine et le corps, chacun pour soi, comme les tronçons d’un serpent coupé en trois ? — Ne le vois-tu pas ? — Regarde Neshamah, l’esprit divin qui habite la tête et qui descend des sept tabernacles de l’Ancien des jours, — il ne vit plus dans ce regard fixe et vide qui brûle sans éclairer, — Il est mort, le iils du Roi, bien mort ! — Et puis regarde Rouak, l’âme humaine, fille de la Reine du monde, qui habite le cœur, — elle tressaille, elle essaie de vivre, mais elle ne peut plus ; — tous les deux s’agitent comme des cadavres galvanisés. — Mais maintenant regarde Nephesch, l’Âme animale qui habite le corps inférieur, — elle est vivante celle-là, elle a dévoré les deux autres, elle se déchaîne dans les flancs de la servante de Satan. — Et quand l’Ame humaine sera morte aussi, la servante de Satan deviendra serpent à son tour. — Voilà ce qu’est devenue Héva la divine entre vos mains. Vous en avez fait Lilith ! — Et c’est l’image de votre vie : vous avez tué l’esprit avec la matière d’en bas. — Votre âme aveugle et sourde se débat entre les deux comme une chauve-souris !

J’avais cessé d’écouter les rêveries bizarres du vieux talmudiste, et je regardais la danseuse. Elle se démenait avec plus de violence que la première. La sauvage vie d’en bas remontait ; les boucles s’éparpillaient sur son front ; les yeux lançaient une flamme sombre ; le corps semblait vouloir se disloquer. Ce rabbin macabre m’avait-il halluciné ? Ma vue se troubla : je crus voir un grand papillon jaune voltiger contre les tentures rouges, puis une tête échevelée disparaître dans le plafond comme tirée par une corde. À la place de la danseuse disparue, un serpent monstrueux se tordait sur les tréteaux comme un cobra aiguillonné par le bâton du psylle.

Combien de temps dura cette folle illusion, je l’ignore. Tout