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commune. Tout ce qu’on peut dire de ces gens-là, c’est qu’ils portent en eux la virtualité d’un groupement social, dans la mesure où des ressemblances de langue, de nationalité, de culte, de classe, d’éducation, toutes d’origine sociale, c’est-à-dire toutes causées par une diffusion imitative à partir d’un premier inventeur anonyme ou connu, les prédisposent à s’associer plus ou moins étroitement, si l’occasion l’exige. Qu’une explosion de dynamite ait lieu dans la rue, que le vaisseau menace de sombrer, le train de dérailler, qu’un incendie éclate dans l’hôtel, qu’une calomnie contre un prétendu accapareur se répande dans le champ de foire, aussitôt ces individus associables deviendront associés dans la poursuite d’une même fin sous l’empire d’une même émotion.

Alors naîtra spontanément ce premier degré de l’association que nous appelons la foule. Par une série de degrés intermédiaires, on s’élève de cet agrégat rudimentaire, fugace et amorphe, à cette foule organisée, hiérarchisée, durable et régulière, qu’on peut appeler la corporation, au sens le plus large du mot. L’expression la plus intense de la corporation religieuse, c’est le monastère ; de la corporation laïque, c’est le régiment ou l’atelier. L’expression la plus vaste des deux, c’est l’Église ou l’État, Ou plutôt faisons remarquer que les Églises et les États, les religions et les nations, tendent toujours, dans leur période de croissance robuste, à réaliser le type corporatif, monastique ou régimentaire, sans jamais y parvenir tout à fait, fort heureusement ; leur vie historique se passe à osciller d’un type à l’autre, à donner l’idée tour à tour d’une grande foule, comme les États Barbares, ou d’une grande corporation, comme la France de saint Louis. Il en était de même de ce qu’on appelait les corporations sous l’ancien régime : elles étaient bien moins des corporations en temps ordinaire que des fédérations d’ateliers, petites corporations bien réelles celles-là, et, chacune à part, autoritairement régies par un patron. Mais, quand un danger commun faisait converger vers un même but, tel que le gain d’un procès, tous les ouvriers d’une même branche d’industrie, de même qu’en temps de guerre tous les citoyens d’une nation, le lien fédératif aussitôt se resserrait, et une personnalité gouvernante s’y faisait jour. Dans l’intervalle de ces collaborations unanimes, l’association se réduisait, entre les ateliers fédérés, à la poursuite d’un certain idéal esthétique ou économique, de même que, dans l’intervalle des guerres, la préoccupation d’un certain idéal patriotique est toute la vie nationale des citoyens. — Une nation moderne, sous l’action prolongée des idées égalitaires, tend à redevenir une grande foule complexe, plus ou moins dirigée par des meneurs nationaux ou locaux. Mais le besoin d’ordre hiérarchique est tellement impérieux dans ces