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soleil. Tous les prophètes hébreux ont vécu de cette vision. Après la prise de Jérusalem et la démolition du temple, l’an 70 de notre ère, l’Empire romain vit éclore nombre d’apocalypses variées, juives ou chrétiennes, toutes semblables en ceci, qu’elles prédisaient la ruine complète et soudaine de l’ordre établi, dans le ciel et sur la terre, comme nécessaire prélude à une triomphante résurrection. Rien de plus ordinaire aux époques de cataclysmes, — même de cataclysmes purement physiques, tels qu’une grande éruption du Vésuve ou un grand tremblement de terre, — que cette conception de la fin du monde et du Jugement dernier, quelque démenti qu’elle oppose au prétendu misonéisme des peuples anciens. Ainsi, les anarchistes actuels ne font que reprendre à leur compte le cauchemar des millénaires. Seulement, c’est à raison des péchés du monde, de la non-observation de la Loi, que les fanatiques de Jérusalem voulaient l’extermination générale, et ils étaient convaincus, d’après des Livres infaillibles, qu’elle serait suivie d’une ère de prospérité promise par Dieu même. Ils précisaient les détails de ce règne du Messie. Mais nos anarchistes, quand on leur demande ce qu’ils mettront à la place de la société démolie et rasée, ou ne répondent rien, ou, poussés à bout, parlent vaguement de la « bonne loi naturelle » à restaurer[1]. Ils ne nous montrent point les Livres saints où se lirait l’annonce certaine de leur Messie à eux et de son règne ineffable. Puis, ce n’est point à cause du mal moral, mais uniquement du mal économique et matériel dont souffre le monde, qu’ils ont résolu son épouvantable anéantissement.

Par une parenté plus directe, les anarchistes se rattachent aussi aux régicides de ce siècle ai des siècles antérieurs, malgré la différence apparente des mobiles, d’ordre politique ici, d’ordre social là. À coup sûr, si les auteurs des machines infernales dirigées contre le Premier Consul, Louis-Philippe, Napoléon III, avaient connu la dynamite, c’est cette substance qu’ils auraient choisie pour leurs attentats, comme l’ont fait les adversaires politiques du président de Venezuela, qui, le 2 avril 1892, pendant la guerre civile de cet État, ont dynamité son palais, et, par miracle, ne l’ont pas atteint. Du reste, grâce au suffrage universel, le régicide n’est plus qu’une survivance. Depuis que la souveraineté,

  1. Voir dans le journal, le Matin, des 11, 12 et 13 novembre. 1892, divers articles, et notamment un article de M. Hugues Le Roux, intitulé : « Un déjeuner chez les dynamiteurs. » L’interlocuteur de M. Le Roux lui a exposé son programme : ils veulent forcer la bourgeoisie, par la dynamite, à « faire son examen de conscience » et terroriser pour régner. « Croyez-le, la crainte du jugement dernier a engendré plus de saints que le pur amour. » M. Le Roux lui ayant demandé ce qu’ils construiront après avoir fait table rase de tout, l’anarchiste a balbutié qu’ils obéiraient à la bonne loi naturelle
    . Toujours la vieille chimère du Droit de nature, conçu à la Rousseau.