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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/388

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jadis concentrée sur une seule tête, s’est morcelée entre des millions de petits souverains, de grands ou petits « bourgeois », ce n’est plus un seul homme ou une seule famille, ce sont des mil- lions d’hommes qu’il faut frapper ou épouvanter pour supprimer l’obstacle majeur à la félicité future. Le régicide a dû, par suite, se transformer en plébicide, c’est-à-dire en anarchisme, et les Fieschi ou les Orsini en Ravachol[1].

Ce sont là des crimes de sectes. Il y a aussi des crimes de foules qui ont avec eux plus d’un trait commun. Tels sont les incendies épidémiques de monastères pendant la Réforme, de châteaux pendant la Révolution. Par ces bandes incendiaires déchaînées au grand jour, comme par nos dynamiteurs dispersés dans l’ombre, éclatait une haine féroce contre des classes encore régnantes, puis, l’habitude prise, une rage maniaque et vaniteuse de destruction. Ces bandes aussi avaient derrière elles des sophistes pour dogmatiser leurs forfaits, comme derrière tout despote, d’après Michelet, il y a un juriste pour justifier ses exactions. Et ces incendies, comme ces explosions, étaient un crime propre, ne salissant point les doigts, épargnant à l’assassin la vue du sang de ses victimes, l’audition de leurs cris déchirans. Il n’y en a pas qui concilie mieux avec la cruauté la plus sauvage la sensibilité nerveuse la plus raffinée.

Cette comparaison montre clairement à quel point une secte criminelle peut être plus redoutable encore qu’une foule criminelle. En revanche, il est visible aussi que la répression a bien plus de prise sur la première que sur la seconde. — Ce qui fait le danger d’une secte, c’est ce qui fait sa force, c’est-à-dire la continuité du progrès dans sa voie. Et la preuve que l’anarchisme est bien une secte, c’est sa persévérance effrayante à se perfectionner dans la préparation et le maniement de ses engins de meurtre. Ses systèmes de mèches et d’allumage ont commencé par être défectueux, ils n’ont pas tardé à être remplacés par d’autres plus parfaits, par la bombe à renversement, qui a été un infernal trait de génie. « Ils étudient avec ardeur maintenant, dit M. Girard, la confection d’une petite boulette de la grosseur d’une noix, qui, jetée le soir à vingt-cinq pas sur un groupe d’individus, tuera certainement l’ennemi visé… et les cinq ou six innocens qui l’entourent. »

Un autre danger des sectes, c’est qu’elles ne se recrutent pas

  1. En 1831, le préfet de police Gisquet (voir ses Mémoires) est instruit « qu’une bande d’individus se proposait d’incendier les tours de Notre-Dame et de faire de cet événement le signal d’un soulèvement de Paris ». À coup sûr, c’étaient là des précurseurs directs de nos anarchistes. Le complot fut près de réussir ; on arrêta les conjurés au moment où déjà une tour commençait à brûler.