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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/468

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L’âge et la maladie l’y ont décidé, mais plus encore sa tâche devenue impossible. Après cinquante années de gouvernement absolu, les questions politiques et sociales se sont posées même en Alfanie ; de nouveaux droits se sont élevés contre le droit divin. Le peuple mutiné réclame des réformes ; le vieux roi ne veut pas les octroyer ; quant à les refuser, il ne le peut plus. Que le prince Hermann lui succède donc. Homme nouveau, qu’il tente la nouvelle épreuve, et fasse selon sa conscience avec l’aide de Dieu ! Libéral avant tout, Hermann est honnête et bon ; très dissemblable, par bonheur, de son frère le prince Otto, un chenapan perdu de débauche et de vice. Hermann est laborieux, instruit, généreux, et le peuple a mis en lui son espoir ou son illusion. Il n’aime pas sa femme, la princesse Wilhelmine, belle, intelligente et vertueuse pourtant, mais étroitement attachée à ce qu’elle appelle les principes, à ce qu’il nomme les préjugés du rang et de la race. Elle a gardé toutes les superstitions, ou toutes les croyances, qu’il a perdues. Entre elle et lui, pas une pensée, pas un sentiment commun ; d’esprit et de cœur ils sont fermés l’un à l’autre. L’amie, la confidente et la conseillère du prince, c’est une fille d’honneur de la princesse. Mlle Frida de Thalberg, révolutionnaire et mystique, élève d’une certaine Avdotia Latanief, la vierge rouge d’Alfanie. Hermann et la jeune fille ont coutume de se rencontrer secrètement dans le petit château d’Orsova, perdu parmi les bois. C’est là qu’ils rêvent au bonheur des peuples, sans goûter d’ailleurs eux-mêmes d’autre bonheur que celui de l’esprit et de l’âme, car Frida n’est pas la maîtresse du prince.

Hermann, une fois au pouvoir, a résolu de gouverner suivant les principes appris de Frida, la pitié, la bonté, tout ce que les nobles rêveurs appellent avec Tolstoï la non-résistance au mal. Il fait grâce à l’émeute d’hier et permet la manifestation d’aujourd’hui. Il a commencé par la clémence ; hélas ! il est vite forcé d’en venir à la rigueur. La manifestation tourne à l’émeute ; le peuple brise les vitres du palais, massacre les soldats, et le pauvre Hermann se voit contraint de faire tirer sur le peuple. Pour oublier la répression sanglante, ou plutôt s’en accuser, et s’il se peut s’en faire absoudre, il ira dès ce soir se jeter aux pieds de Frida de Thalberg.

Mais Otto, qui hait son frère, a dénoncé le rendez-vous à la princesse Wilhelmine ; elle suit son mari, le surprend dans les bras de Frida, où pour la première fois, je crois, Hermann allait oublier la politique, et, saisissant un revolver, elle vise la jeune fille, elle tire : c’est Hermann qui tombe foudroyé.

La même nuit, dans le parc de ce même Orsova, le prince Otto lui aussi est tombé sous le fusil d’un garde-chasse, Gottlieb, dont il avait suborné la petite-fille, Kate. Le garde l’a tué sans le reconnaître ; mais