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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/47

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PAPA FÉLIX.


De l’instruction reçue alors, et de quelques vagues renseignemens communiqués par Dhersin provenait le léger bagage balistique dont Lefelle faisait si volontiers montre, et dont il abusait pour raisonner avec tout venant sur les calibres, les munitions et le pointage.

Labait avait répondu d’un mouvement de tôte et d’un clignement d’yeux… Oui, il se souvenait… Les 12 et les 8 amarrés au bastingage ; les 16 et les 24 démontés, couchés sur des cales auprès des flasques de l’affût ; et les roues, séparées du reste, suspendues aux vergues comme à la trésaille d’un chariot. Il y avait tant d’hommes et tant de choses, sur ce bateau : force était de démonter ce gros matériel et d’en loger une partie en l’air. Et la nuit, quand on se réveillait sur le pont, on voyait dans le ciel ces grandes cibles rondes et noires, autour desquelles les étoiles marquaient des milliers d’impacts constellés. La question de Lefelle lui remettant en mémoire toutes ces images, Labait se prit à réciter, d’un ton rapide et monotone, des fragmens de la théorie d’artillerie :

« Le premier servant de droite amène l’avant-train obliquement à droite, et tourne à gauche à quelques pas de la pièce. »

« Le canonnier de droite, le canonnier de gauche et le deuxième servant de droite donnent les leviers au deuxième servant de gauche, qui les place… »

— Dommage qu’il ait sauté, l’Heureux ! dit Jaillot, pauvre de mémoire et que l’artillerie n’intéressait pas.

— Ce n’est pas l’Heureux qui a sauté, répliqua Lefelle ; c’est le Tonnant

On ne pouvait pas parler du désastre d’Aboukir, dans le rang, sans que des contestations s’élevassent au sujet des vaisseaux qui s’y étaient perdus. Chaque soldat niait la ruine du bateau sur lequel il avait navigué, le défendait contre la mort comme une chose très chère, et qui aurait eu un droit particulier de vivre, de par la grande place qu’elle tenait dans sa propre vie.

— C’est le Tonnant, capitaine du Petit-Thouars, un rude, un moustachu. Il avait les deux bras coupés par un boulet. « Ça ne fait rien, qu’il leur a dit, laissez-moi sur mon banc de quart. » Alors il a reçu un autre boulet qui lui a emporté les jambes. « Mettez-moi dans un tonneau de son, qu’il leur a dit, pour que mon sang ne coule pas trop fort. Je voudrais durer autant que mon bateau. » Pendant ce temps, l’Heureux s’est ensauvé ; il est à Malte, l’Heureux

Que l’Heureux fût à Malte, bien, Jaillot l’admettait. Mais il s’engagea dans un nouvel ordre d’idées : y avait-il, à La Valette, de quoi rapatrier tout le monde ? Les pertes sur terre et sur mer