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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/48

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REVUE DES DEUX MONDES.


se compensaient-elles, en sorte que les débris de l’armée pussent retourner en France sur les débris de la flotte ?

Cependant le narrateur s’était ému lui-même à raconter cette mort du capitaine du Petit-Thouars ; il continua :

— L’amiral aussi a été coupé en deux. Comme ça, il ne s’est pas u battu, il n’a pas vu son bateau tout brûlé. Mais c’est chagrinant pour madame l’Amirale…

Les tendres adieux de la citoyenne Brueys à son mari, devant Toulon, avaient eu pour témoin la flotte entière : la chaloupe qui portait au vaisseau-amiral cette belle jeune femme, puis qui la ramenait baignée de larmes, avait longé les flancs de l’Heureux. Lefelle avait été particulièrement attendri : non qu’il fût marié lui-même ; mais, dans l’instant, il avait pensé à sa sœur Delphine, femme Tancoigne. Et, de nouveau, tandis que Jaillot continuait d’échafauder ses hypothèses et de combiner ses espérances, le frère se ressouvint de la sœur. Elle avait son enfant, à présent. Fille ou garçon ? Un petit Félix ? Une petite Félicie ? Car c’était chose convenue que lui, l’oncle, serait parrain…

Il baissait la tête, perdu dans une mélancolie vague et qui ne trouvait pas d’expression, sentant pesantes sur lui l’absence des chères gens, la rigueur du métier, la tristesse de cette vie sauvage vécue si loin de la patrie. Jaillot, sa pipe éteinte au coin de la bouche, les yeux mi-clos, paraissait dormir. Labait, déluré, tête haute, son torse roulant sur ses hanches souples, vociférait ses commandemens :

« Pour mettre en batterie — embarrez ! »

« La pièce — hors d’eau ! »

« Placez le chapiteau ! »

Autour d’eux, des oliviers plantés en quinconce rampaient sur des vergers verts ; leur toison grise s’interrompait de place en place par des prairies au fond desquelles fuyaient des troupeaux, chassés par des bergers à cheval. Le chemin, s’abîmant dans des ravines, s’effaçant dans des clairières rocailleuses, montrait assez qu’on approchait de la montagne. On parcourut quelque temps un sous-bois humide, jonché de feuilles pourries et molles, puis on attrapa un sentier qui se redressait au nord. Il fallut alors défiler entre des éboulis, escalader des contreforts, monter et descendre perpétuellement. Un allongement en résulta, qu’on dut regagner au pas de course dès que la voie se fut élargie. À peine était-on reformé qu’un nouvel à-coup se répercuta de la tête à la queue.

— Bon Dieu ! On ne passera donc pas ? grogna Labait.

— On va se battre, dit tranquillement Jaillot, qui devinait la bataille à la brusquerie de l’arrêt, et à la légère agitation qui se manifestait dans les premiers rangs.