Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/470

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le beau sujet, que le crépuscule des rois, l’étonnement, l’effroi des âmes souveraines, et dans les plus hautes, les plus pures, l’incertitude et l’impuissance ; l’assaut des idées d’aujourd’hui contre les croyances d’hier, et devant les dangers nouveaux la vanité des anciens secours. Qui de nous, qui de nous va devenir, non plus le dieu qu’appelait le poète, mais le chef, le maître, et dans le plus large, le plus beau sens où se puissent prendre ces vieux mots, où les prenait, par exemple, un Carlyle, rex, le roi, celui qui règle, King, König, celui qui peut ?

Les rois ! Ce qui leur manque aujourd’hui, c’est de croire fermement à leur droit royal : ils ont perdu la conscience assurée de leur mission providentielle et de l’onction divine. C’est aussi qu’ils ont, étant rois, des idées et des passions de simples particuliers. Ainsi parlait, ou peu s’en faut, le vieux Christian d’Alfanie à son fils le prince Hermann, et le prince Hermann lui répondait : « Mon père, je vous aime, je vous vénère et je voudrais vous ressembler. Mais vous me sommez d’être plus qu’un homme, et s’il est une chose dont je sois sûr, dont j’aie la preuve à chaque instant au plus profond de moi-même, c’est que je ne suis qu’un homme en effet. Oui, j’ai beau faire, j’ai beau me représenter combien il est étrange que je me trouve élevé au-dessus de trente millions d’autres êtres humains, et que cela a dû être voulu par un Dieu, je ne perçois en moi aucune empreinte surnaturelle. Non, en vérité, je n’ai point ce sentiment d’une onction divine, analogue, je suppose, à celui qui doit remplir l’âme des prêtres croyans. »

Hélas ! la foi s’est retirée non seulement des rois, — ils pourraient à la rigueur jouer leur personnage sans y croire, — mais des peuples, et ce dernier désenchantement est le pire. « Un grand misérable fatras, dit encore Carlyle, écrit il y a quelque cent ans ou plus sur le droit divin des rois, tombe en poussière maintenant sans être lu dans les bibliothèques publiques de ce pays. Loin de nous l’idée de troubler la façon progressive et tranquille dont il disparaît inoffensivement de la terre dans ces dépôts. En même temps, pour ne pas permettre que ces immenses décombres s’en aillent, sans nous laisser après eux, comme ils le doivent, ce qu’ils ont d’âme, je dirai qu’ils ont réellement signifié quelque chose, quelque chose de vrai, qu’il est important pour nous et pour tous les hommes de garder dans l’esprit. Assurer que dans le premier venu dont votre choix s’est emparé et sur la tête de qui vous avez planté une pièce ronde de métal, et que vous avez appelé roi, il est venu résider aussitôt une vertu divine, de sorte que cet homme est devenu une espèce de Dieu, et qu’une divinité lui a inspiré la faculté et le droit de régner sur vous sans restriction ; ceci — que pouvons-nous faire de ceci, sinon le laisser pourrir silencieusement dans les bibliothèques publiques ? Mais je dirai aussi, et c’est ce que ces hommes de