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tait trouver là, pour sa troupe, des vivres et des boissons. Déjà, son régiment était répandu dans les jardins contigus aux habitations. Malgré les cris des officiers, les rangs se rompaient, quand tout à coup, de la grande villa blanche qui semblait désertée et morte partirent des coups de feu qui couchèrent plusieurs grenadiers autour de Lefelle.

En quel coin de la maison les mécréans s’étaient-ils cachés, c’est ce que personne ne put jamais comprendre. L’officier du génie qui avait fait la reconnaissance, mis ensuite aux arrêts par le général en chef, soutint qu’il avait laissé la maison vide, et que le défenseur avait dû rentrer par derrière, alors que le village était déjà occupé. Quoi qu’il en fût, son nombre était imposant et sa défense redoutable. Il fallut lutter de bas en haut dans un escalier étroit, obscur, dont les marches descellées et lancées comme des projectiles dégringolaient en avalanches. Quelquesuns, ayant gravi jusqu’à l’obstacle, eurent leurs baïonnettes happées par des mains forcenées ; tirés dans le guêpier, ils y périrent, et, massacrés, retombèrent bientôt par les fenêtres. Lefelle, étant du cordon établi pour cerner la maison, tirait aux têtes qui se montraient par les ouvertures.

Le bruit de la lutte intérieure décroissait, et même, quelques-uns ressortaient déjà, l’arme en bandoulière, les mains pleines de butin, quand une forme blanche se montra encore sur la terrasse et, tournant le dos à Lefelle, vagua de droite et de gauche, inquiètement. Un coup de feu détona vers elle, venant de l’autre côté du bâtiment : et cette forme rétrograda, un bras levé au ciel. Qu’était-ce que ce paquet de linge ? Un vieux cheik, sans doute, occupé à supplier Allah. Lefelle tira à son tour. Circonstance particulière, son fusil rata. Il se souvint dans la suite de cet incident ; mais à cet instant, il se contenta de jurer contre les artificiers du parc et de souhaiter qu’ils eussent dans le ventre leurs damnées cartouches chargées à sable. Il épingla réglementairement, remit de la poudre, et fit feu de nouveau. Cette fois, le corps s’effondra, mais avec résistance et progressivement, comme cherchant à se reprendre et choisissant une manière de tomber.

— Drôle d’affaire, dit le grenadier. Ce n’est pas une femme, au moins ?

Il avait une répugnance naturelle à tuer les femmes, et se souvenait encore avec dégoût d’une vieille qu’il avait éventrée par mégarde, à l’assaut de Gaza. Mais non, une femme serait sortie avant la bataille, une femme serait restée cachée jusqu’à la fin. Pourtant, il ne chargea plus. L’escalier étant déblayé, il monta le premier sur la maison.

Le corps gisait sur le tapis d’aloès largement imbu de son