Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/60

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
54
REVUE DES DEUX MONDES.

par-dessus la baïonnette du factionnaire. Il apprit ainsi que son camarade était sorti de prison ; il travaillait maintenant au parc d’artillerie. Il y forgeait des attirails pour une caronade anglaise prise sur un bateau, à laquelle on arrangeait un affût.

Le tir reprit avec violence dans la batterie voisine, la conversation devint impossible.

— Jamais ils ne feront brèche avec du 12, dit Lefelle à Labait, en s’en allant.

À ce moment, une corvée qui portait des gargousses sur une civière passa, conduite par un sergent.

— Pourquoi ne tire-t-on pas le 24 ? demanda Labait au sous-officier.

— Pas de boulets…, répondit laconiquement cet homme, sorte de sauvage hirsute et noir, son bonnet sur l’oreille.

Des fusiliers de la 2e légère traînaient de ce côté ; ils complétèrent l’explication. Pas de boulets de 24, en effet, ni de 32 ; mais un ordre du général commandant l’artillerie prescrivait de ramasser ceux qui pourraient être lancés par les canons anglais et de les apporter au parc, où le mécanicien les paierait cinq sous la pièce. Par malheur, tout ce qui avait été tiré dans la nuit et dans la matinée, était depuis longtemps récolté, payé, engerbé.

— Il faut forcer l’Anglais à tirer, dit Labait. Allons voir sur le bord de l’eau. Venez ! venez ! Je m’en charge, moi, de le faire tirer !

Il avait tout à coup une idée qu’il ne disait pas encore, mais dont la conception soudaine mettait sur sa face intelligente une rougeur de joie et d’orgueil.

Ils allèrent en effet Aers la plage, grossis sur leur route par d’autres désœuvrés. Au passage, ils prirent des outils dans un bout de tranchée qui n’était pas gardé. On devina alors l’idée de Labait : simuler la construction de quelque travail, contre lequel l’Anglais dépenserait ses boulets. Arrivé à quatre cents toises du bord, il arrêta sa troupe et l’aligna, comme s’il y avait eu là, dans le sable, un tracé le long duquel il eût fallu s’enfoncer.

— Allez ! marchez ! criait-il. Aux saucissons ! aux fascines ! aux gabions !

Ils entamèrent avec ardeur leur œuvre imaginaire, faisant force gestes et nulle besogne. Labait, monté sur un tertre, dans la pose d’un général qui regarde à sa longue-vue, braquait un morceau de bois vers les navires : on vit alors l’un d’eux lever l’ancre en déployant ses toiles, et s’approcher de la côte à toute allure, comme un cygne en colère qui ébourifferait ses plumes.

— Ils me prennent pour Bonaparte, dit Labait, au comble de l’orgueil.