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une mer fermée, facile à bloquer, et qui gèle partiellement chaque année. À l’autre extrémité de l’Empire, à onze mille kilomètres de là, Vladivostok, ce port arraché à la Chine avec le territoire de l’Oussouri, au prix île grandes concessions faites ailleurs, est bien loin, et n’est libre de glaces que pendant quelques mois de l’année. C’est cependant déjà un très grand résultat que d’avoir pu créer sur la mer du Japon ce port, tête de ligne du chemin de fer transsibérien. Les anciens ports de la mer d’Okhotsk et de la mer de Behring étaient inabordables et n’existaient même pas, en comparaison de celui-ci. Mais, comme débouché tant commercial que politique destiné à mettre l’Empire russe en communication avec le reste du monde, Vladivostok est encore insuffisant. Nous ne parlerons pas des ports de la mer Noire, bloqués par les canons des Dardanelles ou par ceux de la flotte anglaise, qui peut si facilement prendre position dans les eaux du Bosphore. Nous ne parlerons pas non plus des ports de l’océan Arctique, bloqués plus complètement encore, par les glaces du pôle. Malgré son immense développement de côtes, la Russie n’a donc pas de porte sur la mer. Aussi, arriver à percer jusqu’à l’océan Indien et à s’y créer un débouché, c’est le résultat essentiel que doit poursuivre la conquête russe en Asie, maintenant qu’elle a achevé l’œuvre qui consistait à absorber par secteurs successifs l’interminable steppe, laquelle semblait devoir la séparer à tout jamais aussi bien des parties riches de l’Asie centrale que des grands empires fondés, dès l’antiquité, dans les régions chaudes du vieux monde.

Ce résultat, s’il peut être obtenu, sera énorme, plus encore peut-être au point de vue économique qu’au point de vue géographique. Il affranchira le commerce russe de la tutelle des autres nations et lui permettra de se développer sur un pied d’égalité avec elles. Il permettra à la Russie d’avoir une marine et de cesser d’être une puissance exclusivement continentale, isolée des autres, et vivant, malgré tous ses efforts, dans des conditions de demi-barbarie tout à fait anormales en notre siècle et plus ou moins analogues à celles où se trouvaient, au moyen âge, les États des successeurs de Dchinghiz-Khan. Il rendra plus accessibles dans tous les sens les provinces asiatiques de la Russie, car on pourra enfin y établir avec des bases diverses et solides un réseau de grandes voies de communication. L’ancienne et fameuse question des détroits deviendra secondaire : le blocus des Dardanelles et celui du Sund ne suffiront plus pour isoler la Russie du reste du monde. Enfin les récentes conquêtes de l’Empire russe se trouveront ainsi consolidées et toutes ses possessions