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PAPA FÉLIX.


ayant des poils et des cals, capables de tenir un outil ? Grands mystères au delà desquels l’espérance nous emporte d’ordinaire, et que le soldat, méfiant dans l’avenir, ne savait comment résoudre.

Peut-être une de ces femmes chrétiennes, qui vendaient leurs denrées dans le camp, aurait-elle consenti à adopter le marmot ? Il l’offrit à plusieurs d’entre elles : elles riaient d’abord, croyant à une plaisanterie. Il insistait ; alors, elles demandaient des sommes. Et elles le regardaient avec des yeux étranges, et peu sûrs ; des yeux asiatiques habitués à un autre soleil, à d’autres hommes et à d’autres façons.

Sur ces entrefaites, arrivèrent de mauvaises nouvelles du détachement Junot. On sut que ces 450 hommes, surpris par 3 000 Mameluks, en avaient héroïquement soutenu la charge. Cette affaire laborieuse, dont les obscurs acteurs n’ont sans doute jamais connu le nom, fut débattue dans la plaine d’Esdrelon ; elle s’appelle dans les histoires le combat de Loubi. L’émotion de Bonaparte fut grande, dit-on, au récit de ce qu’avaient fait ces braves ; il se repentit du moins de les avoir aventurés, car il se résolut sur-le-champ à leur envoyer Kléber.

On allait donc à Nazareth ! La circonstance était favorable pour se défaire du marmot, car sûrement, là-bas, on trouverait des maisons religieuses, des hospices et des asiles à foison, entre lesquels on pourrait choisir. L’étape fut de huit lieues après lesquelles on aperçut l’escadron de Duvivier aux prises avec l’ennemi. Les cavaliers fondaient deux à deux l’un sur l’autre, comme dans un tournoi ou dans un carrousel. On s’engagea pour les soutenir et on se battit pour les dégager. Puis, tous ensemble, on alla mettre le camp plus haut que Nazareth, à Safarié.

Au récit du contentement que Bonaparte avait exprimé sur la conduite du détachement, Jaillot se rengorgea. Il réclama des détails avec une instance telle, qu’il en lassait la verve Imaginative de Labait.

— Qu’a-t-il dit encore ? demandait-il insatiablement. Et Labait improvisait :

— Il a dit : Des bougres comme ça, c’est tout de la graine d’officiers… Je vas leur donner des fusils d’honneur… Je vas « commander » un artiste peintre en France pour qu’il me fasse une peinture en couleurs où qu’on les verra tretous…

À cette nouvelle, que sa propre tête serait visible un jour sur un tableau, la joie de Jaillot ne connut plus de bornes.

— Il n’y a que lui pour avoir des idées comme ça, cria-t-il. — Et il se déclara prêt à fournir tous les renseignemens qui pourraient être utiles pour l’exécution de son portrait, car il avait