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tout vu, tout remarqué, et compté soigneusement les Turcs qu’il avait « descendus ».

— …Le dernier, c’était un grand noiraud qui me roulait des yeux en boules de loto. Il retroussait ses manches, il criait en baragouin. Bien sûr qu’il disait comme ça : « Je vas saigner Jaillot. » Tiens le voilà, son pistolet, au grand noiraud…

Et il tirait de sa poche un pistolet niellé et damasquiné, auquel pendait encore, brutalement tranchée, une dragonne de soie : arme précieuse, qui ne valait pas pour lui un verre de vin.

Au surplus, on ne reconnaissait plus le vieux Jaillot. Il fallait que quelque chose fût intervenu dans sa vie, et l’eût rendu tout à coup bavard et joyeux. Lefelle eut bientôt le mot de l’énigme. Il le vit une fois s’approcher jusqu’à la limite du camp, et, s’asseyant là, les pieds dans le fossé, causer tendrement avec une femme, sous l’œil paterne du factionnaire. Elle venait sans doute du village de Safarié, où les troupes alliées de Daher étaient cantonnées, et où pullulaient, par surcroît, des bandes druses. Elle avait apporté, dans un couffm, des œufs et du fromage. Jeune et fraîche, les bras nus, elle était vêtue d’une robe d’hyacinthe serrée à la ceinture ; elle avait aux pieds des socques de bois, sur la tête une sorte de hennin qui s’inclinait à droite et d’où pendait un voile. Tandis que Jaillot mangeait, elle le regardait avec des yeux soumis, et lui baisait la main par intervalles.

Par des plaisanteries appropriées, Lefelle força le vieux à des confidences. « Françoise » était le nom de la connaissance ; du moins, Jaillot la dénommait ainsi, en souvenir d’autres amours. Depuis Loubi, où, sans trop y prendre garde, il avait sauvé la vie d’un garçon druse, elle le suivait, l’aimait et le servait, se disant la sœur de ce garçon. Elle l’approvisionnait de tout, trouvant des ressources là où les cantiniers n’obtenaient rien. Il en convenait : depuis la France et depuis la paix, jamais il n’avait été si bien nourri.

Cependant, il importait d’exécuter sans retard l’expédition que Lefelle projetait vers Nazareth. Le camp était consigné. En se présentant tout seul devant le poste, peut-être, avec un bon prétexte, réussirait-on à sortir ; mais la chose était impossible à un homme chargé d’un petit enfant. On passa par avance le fardeau à Françoise qui s’en alla attendre à la porte du village. Uae heure après, Lefelle s’esquiva, prit le marmot au passage et se mit en route.

Il se félicitait de le jwrter en ce moment pour la dernière fois. Car les tout petits de cet âge sont trop fragiles, trop occupans ; et il est trop difficile de les maintenir en propreté. Plus âgés, à la bonne heure, ils parlent et ils comprennent ; on peut leur