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le Frère lui tira le verrou et l’admit dans sa loge. Puis, il vint à la fenêtre et héla quelqu’un dans le jardin.

Un moment s’écoula, durant lequel plusieurs portes s’ouvrirent et se refermèrent, retentissantes dans de longs corridors ; une voix s’éleva dans une galerie, à l’étage, au-dessus du cloître ; des figures pâles et rasées parurent aux fenêtres, regardèrent un temps ce sauvage qui se disait Français, puis s’effacèrent. Ce murmure insolite et comme silencieux étonnait Lefelle, qui se sentait intrus et mal à l’aise dans cet empyrée de paix et de prière.

Éprouvant le besoin de se distraire de lui-même, il rentra dans la loge, et, soulevant l’enfant vers les images collées au mur :

— Tiens, joue avec les Bons Dieux, lui dit-il.

À la fin, un religieux gras, essoufflé, entra en souriant et marcha vers lui, les deux mains tendues.

— Un soldat de mon pays ! dit-il. Je bénis Dieu de cette rencontre !…

Et comme le grenadier restait coi :

— Mais par quel hasard avez-vous cet enfant sur les bras, mon ami ?

— Oui, monsieur le curé, répondit Lefelle, — comme on dit : « Oui, mon général » quelle que soit la question posée par le général.

— De quelle partie de la France êtes-vous, mon ami ?

— De Saint-Julien-l’Aumône, Seine-et-Oise.

— Et moi de Besançon, dans la Franche-Comté, reprit le Père, qui n’était pas familier encore avec les noms des départemens.

Il y eut un silence, durant lequel ils se considérèrent, sentant bien que, malgré leur origine première et leur rencontre présente, ils étaient à mille lieues l’un de l’autre.

— Vous voulez donc, mon ami, remplir vos devoirs religieux ? dit à la fin le Père, en baissant les yeux devant la mine hardie du grenadier.

Lefelle se décontenança, rougit, ne trouva pas de mots pour répondre.

— Comment se fait-il, enfin, que vous portiez un enfant ? poursuivit sans arrêt le religieux, sur le même ton de douceur condescendante.

Lefelle, triomphant avec effort de cette timidité dont les ignorans souffrent devant ceux qui savent, raconta :

— Monsieur le curé, voilà son histoire au petit… je suis de la division Kléber… C’était un jour qu’on se battait autour d’une maison, dans un bais. J’y ai tué sa mère, à c’te petiot.