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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/68

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REVUE DES DEUX MONDES.


« À la vôtre. » Il en donna une goutte à l’enfant au bout de son doigt et demanda :

— Est-ce du vin de France ?

— Non, répondit le religieux, souriant de la méprise. C’est du vin d’Eplièse.

— Il est bon tout de même…

Ils traversèrent le cloître, poussèrent une porte qui retomba doucement derrière eux, et se trouvèrent dans l’église.

— La crypte est bâtie sur le lieu même de l’Annonciation, dit tout bas le Père, en tendant ses doigts mouillés d’eau bénite.

Et comme Lefelle ouvrait de grands yeux :

— Sur l’emplacement où l’ange Gabriel est apparu à la Sainte Vierge, reprit-il. Cette partie-ci appartient aux fidèles. Au fond, le chœur qui est en exhaussement nous est réservé. Dessous, c’est la chapelle de l’Ange ; ne manquez pas d’y descendre, l’autel est privilégié…

Et il le laissa. Le bruit décroissant de ses pas se répercuta triplement sous les nefs parallèles, puis se perdit… Le temple était entièrement vide. Lefelle fit le tour du maître-autel et s’arrêta, ayant devant lui les larges degrés de marbre blanc qui descendent à la crypte, et les rampes étroites, montantes, qui rachètent le sol de la nef et celui du chœur. Il posa l’enfant à terre sur le tapis et regarda. En bas, le porche s’ouvrait, portant au-dessus du cintre, dans les tympans, deux tableaux dont les cadres reluisaient. Au fond, la table d’un autel se dessinait par intervalles sous la lueur Aacillante qui tombait des veilleuses d’argent. Rien n’était visible du chœur aérien, hormis les balustrades ; mais sur cette partie du temple s’élevait une sorte de coupole, portée par quatre piliers ; des arcatures complexes les rattachaient à un caisson octogonal, posé en clef de voûte. Plus haut que le balcon de bois, sous le cintre même de la nef, une large croix nue dont on ne voyait pas les attaches pendait mystérieusement. Et toutes ces lignes, fusantes au ciel avec hardiesse ou rattachées harmonieusement à la terre, tout ce réseau combiné de formes pieuses, cela s’effaçait d’instant en instant dans le crépuscule envahissant, jaune d’abord, puis doré, puis roux…

« Vous prierez le bon Dieu, » avait dit le Père. Mais Lefelle ne pouvait pas exécuter cet ordre, car, sans le vouloir, âprement et douloureusement, il pensait à la France. Laquelle l’émouvait de ces choses délicates, et de quelle façon cet art agissait sur lui, il n’aurait pas su le dire, mais il en sentait l’effet, qui était de lui rappeler la France et de lui faire souffrir le mal de France. Puis, sa mélancolie se précisa, et il se souvint de cette église de Saint-Julien où il avait prié jadis le bon Dieu, dans le temps du roi. Il