avec tout son fourniment, il s’était procuré gratis de belles bottes
de maroquin rouge. C’est accoutré de la sorte, et couché sous
l’auvent d’un marchand de café qu’il apparut à Lefelle.
— Bonjour, citoyen Turc, lui dit l’autre par plaisanterie. Ne seriez-vous pas natif de Saint-Julien-l’Aumône ?
— Ma foi, citoyen Français, vous pouvez demander ça au nommé Félix Lefelle…
Ils rirent et s’embrassèrent. Car c’est une surprise pleine d’agrément que de se retrouver deux du même pays, si loin, et après tant de risques.
— J’étais bien en peine de toi, Joseph. Quand j’ai vu que je ne te voyais pas à Meski, je me suis dit : Pourvu qu’il n’ait pas pris la peste…
— Et moi, avant-hier, quand nous sommes entrés dans le camp du Turc, je t’ai cru mort, mon pauvre Félix. Il y avait une tête plantée sur un pieu devant une tente. M’a semblé que c’était ta tête à toi. Alors, je me suis pensé : Ce pauvre Félix ! Il lui est donc arrivé malheur…
Ils burent ensemble de ce bon café réchauffant comme un vin de France, et Lefelle, expansif, s’enhardit à dire :
— Viens voir mon petit !
— Quel petit ?
Sans crainte du ridicule, en marchant vers la maison où Jaillot s’était retranché avec Françoise, Lefelle conta la mort de la jeune femme musulmane et l’adoption de l’enfant. Dhersin, très grave dans son habit de carnaval, écoutait silencieusement.
— Pardi, on tue tout au travers, dit-il à la fin. Nous aussi, nous avons fait de la sale besogne, le lendemain de Jaffa. Pouah ! de la besogne de boucher, mon petit Félix. On tuait, on tuait, on tuait. C’étaient les prisonniers que Bonaparte avait pris ; il ne voulait pas les nourrir, il ne savait pas où les mettre ; alors quoi ? il les a fait tuer. On les a menés dans les dunes, au bord de la mer ; ils étaient enfermés dans le carré comme dans une cage. Les piquets d’exécution les emmenaient par douzaines ; quand la douzaine était finie, ils revenaient en prendre d’autres. Alors, si tu avais vu, Félix, comme ils pleuraient, comme ils se disaient adieu. Les plus vieux leur parlaient en levant le doigt en l’air. Il y en avait un tout blanc qui portait des habits de soie ; ils lui baisaient les mains ; c’était un saint. Quand ils ont tous eu passé devant lui, il s’est mis à creuser sa fosse avec ses mains. Il s’est couché dans le trou et ils l’ont couvert. Alors, ils n’ont plus rien dit du tout ; ils priaient sur la fosse du vieux. C’est dans ce moment-là que le petit jeune homme est venu vers moi ; un beau garçon de quinze, seize ans. Il me priait, il me caressait, pour