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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/76

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REVUE DES DEUX MONDES.

Une autre brèche entamait la tour voisine ; l’escarpe, dans l’intervalle, était rasée.

Les obusiers avaient changé de place ; on les avait transportés tout auprès de la mer, à l’extrême gauche du front d’attaque, sur l’emplacement même ou Labait avait conduit une fois ses camarades pour simuler une sape et provoquer la canonnade anglaise.

Lefelle cherchait Dhersin dans cette direction. La plage était obscure, mais étoilée de falots qui marquaient l’origine des tranchées. Les masses oblongues des parapets la rayaient en tous sens. C’était un réseau complexe d’approches, de boyaux et de coupures, tout un travail défensif et chicanier où l’on voyait que l’assaillant avait perdu son temps et son effort,

Lefelle parcourut les cheminemens d’arrière, et les trouva vides. Il entendait à l’avant la résonance du pic, qu’interrompait, par intervalles, l’éclat d’un obusier tirant à mitraille. Dans une place d’armes, des corps étendus paraissaient dormir ; il appela :

— Eh ! Joseph !… Eh ! Dhersin !…

Comme personne ne lui répondait, il prit un homme au col et le secoua. Il le laissa retomber avec horreur, l’ayant senti inerte et froid : c’était un cadavre.

Il poursuivit, marchant cette fois vers un feu de bivouac dont la flambée haute dominait la crête du parapet. Les travailleurs des sapes et les canonniers des batteries venaient se chauffer là. Dhersin s’y trouvait aussi, ses pieds nus ramenés sous lui, ses bras fermés autour de ses genoux, occupé à sécher ses bottes. Lefelle, s’asseyant à ses côtés dans une posture pareille, reçut de lui les nouvelles du siège.

— Pas de chance, avec ce Turc… L’autre jour, on a bien failli l’attraper, mais il a fait une contre-mine, et il a étouffé le mineur. Si on m’écoutait, on s’en irait tout de suite. Ce n’est pas un métier de se battre avec des sauvages pareils. Toi, si tu es commandé d’assaut, mon petit Félix, aiguise bien ta baïonnette sur les trois arêtes, parce que ces mâtins-là vous la prennent à pleine main, et ils vous crèvent par-dessous…

Une détonation éclata du côté de la mer. Lefelle se haussa sur la pointe des pieds pour regarder par-dessus la parallèle. Un deuxième coup de canon suivit, éclairant toute la baie, détachant en noir, sur l’eau lumineuse, la coque des navires anglais.

— En voilà pour dix sous, dit-il, songeant aux boulets qui passaient au-dessus d’eux, fendaient et froissaient l’air avec un bruit prolongé.

— C’est l’amiral qui sonne le couvre-feu, reprit Dhersin. Tous les soirs, il nous fait la même politesse.

Et il ajouta, en portant cocassement la main à son turban :