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PAPA FÉLIX.

— Bonsoir, monsieur l’Amiral.

Sur le rempart turc, l’agitation ne cessait pas. Des odeurs de poix et de friture, des bruits de chaudrons et de sonnettes, des chants, des rires, arrivaient confondus, sur les boufTées du vent de terre. Par instans, deux bustes d’hommes paraissaient sur le rempart ; un brasier, intermédiaire entre eux, les éclairait d’un reflet rouge ; ils étaient mi-partis d’ombre et de lumière. Ces deux soldats comptaient à haute voix pour concerter leurs mouvemens ; ils soulevaient et projetaient le pot à feu. Contens de leur besogne, ils regardaient un moment la flamme fuligineuse lécher le mur, et criaient des injures, ou chantaient en nasillant ce refrain dont l’assiégé, depuis un mois, fatiguait l’assiégeant : Sultan Selim, pan, pan, pan ! Bonaparte, pin, pin, pin !

Des nuées s’amassèrent sur les étoiles, et la pluie vint, dense et perçante. Lefelle et Dhersin cherchèrent un couvert et n’en trouvèrent pas, chaque dépôt de munitions étant gardé par un factionnaire, lis prirent le parti de s’appuyer au revêtement de la tranchée, blottis l’un contre l’autre. En se réveillant au petit jour, Lefelle vit qu’il était seul ; l’autre, se dégageant de lui avec précaution, était retourné servir sa pièce.

L’assaut donné le lendemain ne réussit pas. Mais on fit une forte prise parmi les Turcs qui s’étaient lancés, cohue furieuse, sur les derrières de la colonne. Comme pour protester contre l’insuccès et marquer une intention ferme de forcer l’obstacle, l’artillerie fit rage les jours d’après, couvrant de mitraille les abords de la brèche, crevant par cent endroits l’enceinte. La peste reparaissait dans l’armée, la nostalgie troublait les cerveaux. Les canonniers, qui servaient sans répit à la tranchée, toute pleine de morts, furent les plus éprouvés ; on porta Dhersin, malade de la mauvaise fièvre, aux étables de Djezzan, qui servaient d’hospice. Les malédictions contre Bonaparte reprenaient leur cours : ce méchant petit tondu s’amusait à voir crever sa troupe. Tout à coup, le bruit se répandit qu’on allait lever le siège, qu’il y avait des canonniers commandés pour enclouer la grosse artillerie, enfin que les pestiférés, les blessés, les amputés étaient déjà en marche vers Jafïa.

VIII

Lefelle marchait en queue d’arrière-garde.

Pour qu’on ne le dépossédât pas de son âne, il avait simulé une blessure au pied. Il se trouvait ainsi mêlé aux traînards et aux irréguliers de la brigade, troupeau plutôt que troupe, où se voyaient des soldats en costume indigène et des indigènes cos-