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tumés en soldats ; des femmes de toute provenance et de toute profession, vendeuses de boisson, vendeuses de tabac, vendeuses de viande et vendeuses de chair. Deux chameaux, marchant parmi ce peuple, dressaient sur la foison humaine leurs têtes longues et leurs faces camuses. Françoise, grave dans ce brouhaha, menait les deux bêtes et veillait sur l’enfant.

D’instant en instant, la traînée se grossissait d’un nouvel éclopé ; on l’apercevait de loin, assis au bord de la route, à côté de son havresac, sa tête entre ses mains. Il se levait lourdement pour prendre sa place derrière la colonne, et suppliait qu’on le laissât monter sur un âne ou s’accrocher à un bât. Ces prétentions amenaient le plus souAent des batailles, car on ne se rendait qu’à la raison du plus fort, et chacun, gardant avec âpreté son bien, tenait pour nuls les droits du faible et du souffrant. D’autres fois, le traînard était couché tout de son long sur le sable, immobile et déjà cadavéreux, le visage envahi par les bubons de la peste. Alors, c’était aux valets de l’ambulance à le ramasser, à le jeter dans leur charrette, à moins qu’ils ne préférassent lui donner la dose d’opium…

La deuxième étape fut de Subarin à Césarée. En passant à Tantoura, la route vient côtoyer la mer ; on dut longer alors les cabanons sous lesquels les pestiférés étaient entassés pêle-mêle. Ils agonisaient, en attendant les djermes sur lesquels on devait les transportera Damiette. Quelques-uns se traînèrent jusque vers les rangs, appelant des camarades, demandant à boire ; ils disaient qu’ils allaient mourir et faisaient leurs adieux. Cette vue impressionna vivement l’armée. Kléber craignit des accès de désespoir et commanda qu’on fît jouer les musiques ; lui-même se mit sur le flanc de la colonne, le dos tourné à la mer, et regarda défiler sa troupe. « Allons, mes lapins ; allons ! » disait-il, tandis que s’éloignait et décroissait la marche pimpante, sonnée par les hautbois et rythmée par les tambours. Mais un morne silence, lourd au cœur du général, planait sur ses soldats découragés ; et, défilant tête à droite devant leur chef, ils ne se tournaient pas vers sa loyale figure, ils n’échangeaient pas avec lui ce sublime regard qui dit respect militaire, obéissance passive ; mais avides à la fois et repus d’horreur, ils n’avaient d’yeux que pour les morts hideuses débattues et consommées à côté de lui.

Au moment où Lefelle passait, un de ces misérables, qui n’avait pas bougé encore et qu’on voyait appuyé sur son havresac comme sur un oreiller, se dressa sur son séant. Pareil à un enfant qui s’éveille, il se frotta longuement les paupières, et regarda. C’était Dhersin, reconnaissable à son turban et à ses bottes rouges mieux qu’à ses traits maigris et dénaturés. Il écouta la musique, secoua