dans l’hébétude que cause d’ordinaire la vue de ce fléau. La colonne,
déjà lointaine, perdue dans la poussière, semblait, en
marchant sans cesse, défier qu’on la rejoignît ; tout cet intervalle
à regagner était comme un poids qui chargeait les jambes du grenadier.
Fallait-il rallier quand même ? ou se laisser périr là, dans
ce charnier ?… Une boulFée de vent vint du côté du désert, et
l’on entendit le son des tambours qui continuaient à accompagner,
par là-bas, la marche gaillarde. Rien que cette impression
détermina le grenadier : c’était vrai, après tout, on rentrait en
France. D’un pas vif, il se remit en chemin. Ayant dépassé le lazaret,
il regarda derrière lui cette Palestine où chaque homme de
cette armée laissait tout ou partie de sa pauvre vie ; il vit flamber
et fumer les moissons que le détachement des hicendiaires brûlait,
par ordre, sur le passage de la colonne ; et cédant à ce besoin de
drôlerie dont le troupier français ne se départ pas, à cette bonne
humeur bénie qui fait de lui un être si spontané et de si grand
ressort :
— Tout de même, dit-il, on lui a bien arrangé son pays, au bon Dieu…
Revenus en bon ordre à Damiette, ils furent classés dans la garnison permanente. On leur distribua des souliers, de la literie ; on leur annonça que des uniformes neufs, en drap jaune, étaient fabriqués au Caire. En revanche, ils eurent l’ennui de coucher dans une caserne, grande casbah froide et mal éclairée, où Jaillot prit des rhumatismes. Ayant commencé par s’esquiver après l’appel du soir, ils prirent doucement l’habitude de coucher en ville. Le général Menou venant à commander en chef, cette habitude prise valut comme un droit ; et, ne touchant plus de solde, attendant en vain les uniformes promis, ils négligèrent définitivement de se rendre aux exercices des quintidis et aux appels des décadis.
Ils avaient au bord de la mer une petite maison dont Françoise était maîtresse ; elle gouvernait leurs affaires avec une intelligente économie, partageant tout son temps entre eux et l’enfant. On venait beaucoup les voir ; ils devinrent ainsi, par la force des choses, restaurateurs et buvetiers. Ils donnaient à jouer. Jaillot, qui n’entendait plus rien aux cartes depuis qu’on avait remplacé l’As par la Loi, et le Roi par l’Egalité, menait la partie de loto. Labait servait à boire et récitait des vers de tragédie. Une pièce unique composait son répertoire : Charles IX, par le citoyen Chénier.