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IV

On voit dès maintenant ce que, en France, nous perdons, et l’on ne voit guère ce que nous gagnons à ne point donner tous nos soins, comme les Anglais, — à l’éducation physique et morale de la jeunesse. Notre système, car c’est un système rationnel, uniforme et inflexible — est condamné par l’expérience. Il a été dénoncé au cours du siècle par les plus nobles esprits et les plus divers. On connaît l’éloquente philippique de Laprade contre l’Éducation Homicide ; on sait moins que Sylvestre de Sacy, un fin lettré, y ajouta des commentaires non moins vifs. Parmi ceux qui ont mené l’attaque il faut citer M. Lorrain[1], un ancien recteur ; M. Émile Montégut[2] ; et, plus près de nous, un universitaire qui a quitté l’enseignement pour les affaires et qui observe du dehors en père de famille, en homme pratique et en philosophe : « Il n’existe dans nos établissemens publics ou privés, dit M. Édouard Maneuvrier[3], aucun système d’éducation morale, propre à former des citoyens. Au contraire, tout y paraît combiné en vue de détruire l’initiative, l’énergie et la moralité du vouloir… »

Mais, de tous les témoignages, le dernier en date n’est pas le moins grave : M. Taine, dans les admirables études parues ici même et où il donnait le résultat d’une longue et minutieuse enquête sur l’école dans la France moderne, aboutissait à des conclusions qu’on nous saura gré de rappeler : « Pour recevoir l’instruction secondaire, plus de la moitié de la jeunesse française subit l’internat, ecclésiastique ou laïque, l’internat sous une discipline de caserne ou de couvent. » Or, « il faut que le jeune homme, prenant en main la conduite de sa propre vie, sache vouloir par lui-même et persévérer dans sa volonté. Mais une faculté ne se développe que par l’exercice, et justement l’internat français est l’engin le plus efficace pour empêcher celle-ci de s’exercer. L’effet principal et final est la disconvenance croissante de l’école et de la vie. Cet équipement indispensable, cette acquisition plus importante que toutes les autres, cette solidité du bon sens, de la volonté et des nerfs, nos écoles ne le lui procurent pas ; bien loin de le

  1. Mémoire sur l’Université d’Oxford, par M. Lorrain, ancien recteur, lu à l’Académie des sciences morales et politiques, les 22 et 29 juin 1850.
  2. Écrivains modernes de l’Angleterre, p. 243 et 244.
  3. L’éducation de la bourgeoisie sous la République, par Édouard Maneuvrier. Paris, 1888.
    L’article de Sacy sur le livre de Laprade est reproduit en partie dans cet ouvrage, à la page 62.