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capitale. Ce matin, 30, sixième jour du procès, les accusés ont eu la parole pour la dernière fois. Les trois chefs se sont bornés à renouveler leurs affirmations précédentes, qui peuvent se résumer dans cette déclaration de Kviatkovsky : « Nous reconnaissons les faits. Nous ne nous reconnaissons pas coupables, pas plus que nous ne vous accusons. Vous et nous, nous appartenons à deux mondes d’idées différens, entre lesquels la fatalité des circonstances historiques ne laisse place à aucun compromis. Nous vous prévenons seulement que votre jugement aura une portée incalculable. Il dépend de vous de mettre fin à une lutte dont tout le monde est las. Suivant ce que sera votre verdict, nous et nos frères encore libres nous rentrerons avec joie dans le travail légal pour le triomphe de nos idées ; ou bien la plaie s’envenimera, et nos successeurs reprendront à contre-cœur les armes terribles tombées de nos mains. » — Les criminels d’Alexandrovo n’ont profité de la parole que pour lancer au tribunal un défi violent et emphatique, refusant d’avance une grâce dont ils rougiraient. On a dû les faire emmener par les gendarmes. Une femme, — cette malheureuse a mis au monde un enfant dans la forteresse, — a demandé à partager le sort de ses compagnons, quel qu’il fût.

La Cour s’est retirée, sa délibération a duré treize heures. Elle est revenue à une heure après minuit, rapportant un verdict qui condamne les cinq accusés principaux à la peine de mort par pendaison, les autres aux travaux forcés à temps ou à perpétuité, et les trois femmes à la déportation en Sibérie. Celles-ci ont dit adieu en souriant à leurs camarades, qui écoutaient le verdict sans proférer un mot, sans qu’un muscle bougeât sur ces pâles visages, plus pâles encore ce soir à la trouble clarté des lampes. Je les retrouve cette nuit, tels qu’ils me revenaient les nuits précédentes, tels que je les ai contemplés durant ces six mortelles journées, immobiles et figés dans leur idée fixe.

Nous sortons du tribunal avec des notions plus nettes sur ce vague fantôme, le parti terroriste. Il existe en Russie une société secrète dangereuse, il n’existe pas de parti au sens vrai du mot. Cet empire a été terrorisé depuis un an par une bande de 25 ou 30 criminels résolus. Quelques hommes d’une valeur relative s’agitent désespérément et se sacrifient dans un petit milieu d’ignorans et d’égarés. On peut les compter facilement, après les aveux de Goldenberg. Certains d’entre eux ont été supprimés par les exécutions antérieures ; d’autres, qui figuraient au procès actuel, vont payer leur dette ; ceux qui échappent aux recherches, soit qu’ils se cachent en Russie, soit qu’ils conspirent à l’étranger, pourront encore effrayer le pays par de nouveaux attentats ; mais ces coups