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cours uniforme de notre histoire, c’est à la manière d’une cataracte, qui bouleverse un instant le cours d’un fleuve, mais qui ne modifie ni la nature, ni le volume, ni même la direction de ses eaux. Tocqueville a commencé la démonstration par son livre sur l’Ancien Régime. M. Sorel la continue, dans son grand ouvrage sur l’Europe et la Révolution française. Nous voilà donc bien avertis que nous ne pouvons rien comprendre ni à nos mœurs administratives, ni à nos traditions diplomatiques, si notre savoir ne remonte pas plus loin que cette grande catastrophe de 1789 dont le fracas nous étourdit encore.

Tocqueville, Sorel, pleins de vues profondes, ne nous montrent qu’une face de l’ancienne France. L’un s’attache à l’administration, l’autre à la diplomatie. Leurs travaux sont des analyses ; qui nous fera la synthèse ? Sera-ce Taine, dans ses Origines de la France contemporaine ? A vrai dire, personne ne paraissait mieux armé pour entreprendre une pareille tâche. « Que de temps, que d’étude, disait-il, pour acquérir l’idée exacte d’un grand peuple qui a vécu âge de peuple ! » Et il a pris soin de nous énumérer lui-même tous les papiers petits et grands qu’il a dépouillés : correspondances d’intendans, de fonctionnaires de toute espèce ; rapports et mémoires sur la Maison du roi ; procès-verbaux et cahiers des États-Généraux en 176 volumes ; 100 cartons de lettres et de mémoires ; 94 liasses de correspondance départementale, etc. Si bien muni de « petits faits probans » et de renseignemens précis, nous a-t-il offert une image exacte de l’ancien régime ? C’est une question qu’on peut examiner en toute liberté d’esprit. Ce grand initiateur s’est toujours défendu d’imposer ses conclusions. Il semblait dire : Voilà ce que j’ai vu ; trouvez mieux si vous pouvez. Il nous a délivrés de la routine et du galimatias. Pareil aux humanistes de la Renaissance, il a dissipé les ténèbres d’une nouvelle scolastique, greffée sur la prétendue science de « l’homme » en général, c’est-à-dire de l’être abstrait, de la machine à sentences, qui nous a valu tant de philosophie creuse et tant de constitutions mort-nées. Grâces lui soient rendues ! Ce n’est pas manquer de respect à sa mémoire que de lui appliquer ses propres procédés.

Or, son « ancien régime » est un admirable traité sur l’origine, les progrès et les ravages de la maladie révolutionnaire : ce n’est pas l’image de la vieille France. Ni « l’esprit classique », ce vernis léger déposé à la surface du pays, ni « l’acquis scientifique », ce résidu des académies, ni toutes les causes accidentelles et prochaines d’une révolution, ne renferment le mot de la destinée « d’un grand peuple qui a vécu âge de peuple ». On est même étonné de trouver sous la plume d’un écrivain qui ne croit guère