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cela ; il faudrait plutôt dire l’inverse. Le suffrage universel est la négation du système féodal, et de toute oligarchie. La France, l’Angleterre surtout, ont connu un régime sous lequel l’aristocratie d’argent, grâce au cens électoral, était maîtresse du parlement et du gouvernement. Que ces temps sont déjà loin ! Toute trace de ce régime d’oligarchie bourgeoise a disparu de la France. Nous sommes en train de lui en substituer un autre tout contraire. On pourrait dire que tout l’effort de notre démocratie, au XIXe siècle, a été d’opérer un divorce légal entre la propriété et l’autorité, entre la fortune et le pouvoir. Le divorce a été prononcé ; elles ne sont pas rares, déjà, les localités où l’argent est d’un côté, et le pouvoir de l’autre. Dans les centres industriels qu’on nous dépeint comme leurs fiefs, les chefs d’industrie n’arrivent pas toujours à se faire nommer conseillers municipaux. Les temps approchent où les dépenses et les impôts de l’Etat et des communes seront, d’habitude, votés par ceux qui ne les payent point. A aucune époque, sous aucun régime, la fortune n’a eu moins de droits, et moins de garanties. Ses ennemis s’en réjouissent et la regardent, déjà, comme une proie sans défense qu’ils s’apprêtent à dévorer.

Les riches, dira-t-on, possèdent des moyens d’influence indirects. Par leur fortune et par la clientèle groupée autour d’eux, ils conservent, malgré tout, dans la commune ou dans l’Etat, un ascendant supérieur à leur nombre. Les lois ont beau l’avoir dépouillé de tout privilège, il n’est pas toujours vrai que le vote du riche ne pèse point davantage que celui du pauvre. Le grand propriétaire, le grand industriel entraînent, après eux, de nombreux suffrages dont ils disposent presque à leur gré. — Je voudrais, pour la France, que cela fût encore une vérité ; mais, en bien des contrées, dans les centres industriels notamment, cela est déjà de l’histoire ancienne. Ils se font rares les patrons qui mènent leurs ouvriers au scrutin, comme les patriciens romains conduisaient au forum leurs cliens. En mainte région, les ouvriers votent, ostensiblement, contre leurs patrons. Le patron est, pour eux, l’ennemi ; et ils le lui montrent à coups de bulletins. Nous touchons, ici, à une autre différence entre notre société et la société féodale, et ici encore, au lieu d’une ressemblance, nous ne trouvons entre elles qu’un contraste.

La féodalité était, essentiellement, une hiérarchie sociale. Or, peut-on dire que nous possédions, aujourd’hui, une hiérarchie sociale, sanctionnée par les lois, ou consacrée par les mœurs ? Non, sans doute ; cela manque manifestement à notre société ; et certains lui en ont fait un reproche. A l’inverse de l’épée et de la propriété territoriale, l’industrie, la finance, le commerce, les