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patron du commerce en même temps que le dieu des voleurs. Le moindre des ennuis occasionnés par la marque en chiffres inconnus est celui du marchandage. C’était une tradition pieusement respectée par les pharmaciens de l’ancien régime que celle de demander, pour leurs drogues, le double de ce qu’ils prétendaient recevoir — « Oh ! oh ! monsieur Fleurant, 20 sous, en langage d’apothicaire, cela veut dire 10 sous. » — Un très petit nombre de corps de métier ont conservé de nos jours l’habitude des mémoires « en demande » : on sait pourtant qu’un franc, en’ langage de fumiste, cela veut encore dire 80 centimes.

Pour le commerçant à chiffres inconnus, la seule règle est de vendre le plus cher possible l’objet que le client, de son côté, marchande avec des roueries dignes d’un maquignon sur un champ de foire. Dans les anciens magasins de nouveautés, quand une marchandise n’était pas « de défaite », on la « guettait » plus haut. La guelte était une commission progressive concédée au commis, suivant qu’il vendait plus ou moins cher ou que l’article était plus ou moins défectueux. Nous permettrons-nous d’observer en passant que ce vénérable vieux petit commerce, aux embarras duquel on veut nous intéresser outre mesure, avait une morale relâchée ? L’affectueux respect et les relations de famille du marchand avec ses pratiques n’étaient pas pour lui interdire certains bons tours. La guelte, fouettant l’ambition du commis, était peut-être une innovation utile pour le magasin, mais préjudiciable à l’acheteur ; l’intérêt fixe sur la vente d’objets marqués en chiffres connus, usité aujourd’hui dans tous les commerces d’importance, est au contraire sans aucun inconvénient pour le client. Au lieu d’exciter le commis à vendre la marchandise sacrifiée en haussant son courtage, on excite le client à l’acheter en abaissant le prix. L’employé qui remet sa note de débit à la caisse, où il accompagne l’acheteur, est crédité d’un courtage uniforme par comptoir, mais variable suivant les rayons, afin de rétablir entre eux l’égalité : ainsi les 2 pour 100 des commis à la soie équivaudront simplement aux 5 pour 100 des commis à la toile.

Il est vrai que les hasards journaliers de la vente favorisent plus ou moins chaque comptoir et chaque employé : le malchanceux qui reste une heure à vendre des pantoufles de 6 francs, sur lesquelles il touchera 3 sous, a le cœur gros de voir son camarade expédier, pendant le même temps, un trousseau qui lui rapportera 20 francs ; mais le « guignon », qui dure parfois plusieurs jours, ne se prolonge jamais pendant toute une semaine. Seule l’activité des commis établit entre eux des différences de traitement : le vendeur ardent à la besogne se fera 4 000 francs par an, à côté du paresseux qui ne dépassera pas 2 000.