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prédilection marquée, en affectant un grand respect pour leurs coutumes, leurs traditions, leurs croyances, en allant parfois prier dans leurs églises, Alexandre tâchait de se les rallier, de les rendre sourds aux appels du ravisseur, de leur faire oublier la patrie perdue ; et il se flattait d’y avoir réussi pour beaucoup d’entre eux. Prévoyant l’arrivée des Français et la retraite de ses troupes, il se disait qu’obligé de livrer ces peuples à l’invasion, il n’abandonnerait pas tout en eux et emporterait les cœurs.

À Wilna, il convoquait fréquemment la noblesse, attirait à lui les femmes qu’il comblait de soins délicats, les prenant par la vanité, distinguant tour à tour les plus séduisantes, entretenant parmi elles une concurrence et une émulation à lui plaire. Il encourageait volontiers les réunions mondaines, les assemblées brillantes. Pour le 23 juin, il avait permis aux officiers de la garnison et de l’état-major d’organiser en son honneur un bal champêtre, avec fête de jour et de nuit, où toute la société de la ville serait conviée. Le lieu choisi fut le domaine de Zakrety, prêté pour la circonstance par la comtesse Bennigsen. Zakrety était une résidence d’été à la mode polonaise, c’est-à-dire, autour d’une maison d’habitation assez simple, un parc magnifique. Rien n’y avait été omis pour enjoliver la nature : il y avait des terrasses fleuries, des pelouses d’un vert d’émeraude, des eaux vives, une île et une cascade artificielles, des échappées ménagées avec art sur les campagnes et les fraîches collines d’alentour. On éleva sur les gazons, en face de la villa, une salle de bal environnée de portiques. L’avant-veille de la fête, la toiture s’écroula, et chacun frémit à la pensée que cet accident, survenant deux jours plus tard, eût dégénéré en catastrophe. Le dommage n’ayant pu être réparé à temps, on dansa en plein air ; puis, le jour baissant, la fête se transporta à l’intérieur des appartemens, et la longue file de couples qui formaient la polonaise, la danse nationale, après avoir parcouru les jardins, gravit en cadence les escaliers et se mit à serpenter au travers des galeries. L’empereur Alexandre, arrivé de bonne heure, animait et embellissait tout de sa présence, lorsque au cours de la soirée le général Balachof, ministre de la police, s’approcha de lui et murmura à son oreille quelques paroles, avec l’accent d’une émotion poignante : un message, expédié de Kowno, annonçait que les Français franchissaient le fleuve, en masses énormes, et que l’invasion commençait. Sous ce coup, Alexandre ne faiblit point et conserva la pleine maîtrise de soi-même ; pas un muscle de sa physionomie ne bougea : il recommanda à Balachof de tenir la nouvelle secrète, pour ne point troubler la réunion, et se remit à parcourir les groupes, toujours aimable et galant. Il admira fort la fête de nuit,