Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/552

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

était violé, où un flot d’assaillans se précipitait sur ses frontières. Pouvait-il mieux manifester la candeur de ses intentions, son désir de ménager l’humanité et d’épargner le sang qu’en parlant encore de paix au lendemain d’une brutale injure ? Connaissant trop son rival pour craindre que celui-ci le prît au mot, résolu d’ailleurs à entourer ses offres de conditions inadmissibles pour l’orgueil napoléonien, il espérait, en se décorant de modération et de patience, ramener à lui les esprits hésitans, s’assurer un grand avantage moral, et, avant d’affronter matériellement la lutte, gagner son procès devant l’opinion européenne.

Autour de lui, conformément au plan de campagne adopté, le quartier général prenait les mesures nécessaires pour commencer la retraite, pour concentrer l’armée sur des positions éloignées, pour éviter le plus longtemps possible toute rencontre décisive, pour laisser l’ennemi s’avancer et s’épuiser dans le vide. Alexandre se disposa lui-même à quitter Wilna le 27 juin. Dans la nuit, il lit encore appeler Balachof, lui remit la lettre pour Napoléon, en l’accompagnant d’une paraphrase solennelle. Balachof devait dire que les négociations pourraient s’ouvrir sur-le-champ, si Napoléon le désirait, mais à une condition absolue, essentielle, « immuable », c’était que l’armée française repasserait préalablement le Niémen : « Tant qu’un soldat resterait en armes sur le territoire russe, l’empereur Alexandre — il en prenait l’engagement d’honneur — ne prononcerait ni n’écouterait une parole de paix. »

Balachof partit sur l’heure. Quand le soleil se leva, il était déjà à quelques lieues de Wilna, au village de Rykonty, encore occupé par les Russes, mais près duquel on lui signala la présence de nos avant-postes. Il prit alors avec lui un sous-officier aux Cosaques de la garde, un Cosaque, un trompette, et continua d’avancer. Au bout d’une heure, on vit se dessiner sur l’horizon la silhouette de deux hussards français, postés en vedette, le pistolet haut. En apercevant le petit groupe russe, les hussards le visèrent avec leurs armes et firent mine de tirer ; un appel de trompette les arrêta ; ils reconnurent la sonnerie on usage pour annoncer les parlementaires. L’un des deux, en un temps de galop, rejoignit aussitôt Balachof et, lui appuyant son pistolet contre la poitrine, le somma de faire halte ; l’autre était allé prévenir le colonel du régiment, qui fit son rapport au roi de Naples, toujours à proximité des avant-postes. Au bout de quelques instans, un aide de camp du roi se présenta, avec mission de conduire Balachof au quartier général du prince d’Eckmühl, situé un peu en arrière et plus près de l’empereur.

Reprenant sa route avec une escorte d’officiers français,