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d’avoir chanté les amours de Tancrède avec une infidèle, encore moins de s’être complu dans les merveilles de la féerie, les charmes et les enchantemens. « Je voudrais que vous ne visiez pas tant à être lu par les gens du monde que par les religieux et les nonnes ; che il poema fosse letto non tanto da cavalieri quanto da religiosi e monache[1]. » En ces termes écrivait au Tasse un de ses plus sévères censeurs, un futur cardinal, un rédacteur futur des brefs de Sixte-Quint, homme d’Eglise et d’importance déjà. « Il joignait à des mœurs pures, à des manières douces et insinuantes, une orthodoxie rigide et une intraitable sévérité d’opinions. Esprit cultivé, se mêlant lui-même de composer des vers, il ne goûtait que la poésie dévote[2]. » Comment s’appelait ce personnage ? Silvio Antoniano. Et voilà quel était devenu l’adolescent aimable, le gentil joueur de luth des festins d’autrefois.

C’est qu’ils étaient passés, les jours de l’indulgence heureuse et du sourire. La Réforme avait faussé le génie de l’Italie. L’Eglise, contrainte pour son salut de se ressaisir elle-même, s’était ressaisie d’une main rude. Pour le mieux assurer, il avait fallu appesantir ce joug, dont le doux Nazaréen avait dit qu’il est léger. Les arts n’osaient plus regarder que du côté du ciel, et le ciel n’était plus celui de la Dispute du Saint-Sacrement, radieux et fourmillant de petits anges, mais celui du Jugement dernier, chargé d’orage, et d’où la main du Christ va s’abattre pour écraser le monde. Années de tristesse, de pénitence et de repentir, où Palestrina regrettait comme des péchés quelques chants moins austères échappés à sa jeunesse. Lisez la dédicace du Cantique des Cantiques adressée par lui en 1584 au pape Grégoire XIII :

« Il y a trop de poèmes qui ne chantent que des amours étrangers à la profession et au nom même de chrétien. À ces poèmes, œuvres d’hommes véritablement égarés, un grand nombre de musiciens ont consacré tout leur talent et tous leurs artifices. Ainsi, bien qu’ils aient recueilli la gloire due à leur génie, ils ont, par le vice de pareils sujets, offensé les hommes honnêtes et graves. D’avoir été moi-même au nombre de ces musiciens, je rougis et m’afflige aujourd’hui. Mais, puisque le passé ne peut être changé, et que ce qui est fait ne saurait pas n’être pas fait, j’ai changé de dessein[3]. »

  1. M. V. Cherbuliez, op. cit.
  2. M. V. Cherbuliez, ibid.
  3. « Extant nimis multa poetarum carmina nullo alio nisi amorum a christiana professione et nomme alienorum argumento. Ea vero ipsa carmina hominum vere furore correptorum magna musicorum pars artificii industriæque suas materiam esse voluerunt, qui, quantum ingenii laude floruerunt, tantum materiæ vitio apud bonos et graves viros offenderunt. Ex eo numero aliquando fuisse me et erubesco et doleo. Sed quando præterita mulari non possunt, nec reddi infecta quæ facta sunt, consilium mutavi. »