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Le luxe, en s’appliquant aux objets réputés superflus, donne souvent des indications et des directions très utiles pour l’amélioration de la production des objets communs. Ainsi, on est arrivé à Bordeaux à des soins très minutieux pour les vins, parce qu’ils constituent des objets de luxe que l’on paie un prix très élevé. Dans certains départemens du Midi de la France, au contraire, où l’on cultive admirablement la vigne pour la production de vins communs, on néglige encore la vinification, on ignore la méticuleuse propreté des caves et des vaisseaux, les soutirages fréquens, toutes les précautions à apporter pour que le vin se conserve et s’améliore. Il en résulte que parfois le vin s’y gâte, s’aigrit et se perd. Peu à peu, cependant, les habitudes de la vinification bordelaise, dans la mesure où elles peuvent s’appliquer à des vins de bien moindre prix, s’insinuent, grâce à l’esprit d’imitation, dans les contrées voisines, productives de vins grossiers. Cette amélioration générale dans les procédés, c’est le luxe appliqué aux vins qui en aura été l’initiateur et le graduel propagateur. Cet exemple est topique : on en pourrait citer mille autres à l’appui. Il en est de même pour la culture des fruits et celle des fleurs ; c’est le luxe qui a trié, sélectionné, peu à peu répandu et rendu vulgaires les bonnes et belles espèces. Le raffinement des productions de luxe introduit graduellement et généralise des méthodes plus parfaites, même pour l’amélioration, et la conservation de produits communs de même catégorie, et contribue à améliorer ces produits communs.

Personne ne peut dire ce que seraient les arts sans le luxe. Certains domaines artistiques n’existeraient pas sans lui. On ne peut concevoir, sans le luxe, les portraits de Van Dyck. De même, sans le luxe, la plus grande partie de l’Ecole hollandaise n’eût pas existé, car ce sont les particuliers qui, en ornant avec un soin jaloux leurs demeures, ont offert un débouché à cette Ecole. Il en est de même de presque toute la peinture moderne.

Certains hommes, à la fois artistes et austères, voudraient confisquer le luxe pour les pouvoirs publics. Ceux-ci seuls, pour les fêtes nationales ou communales, pour les monumens destinés aux services généraux, pour les commandes ou achats de tableaux, de statues, se chargeraient d’embellir la vie et d’encourager les arts. Sans nier que les gouvernemens ne puissent, dans une certaine mesure, contribuer à ce résultat, nous avons prouvé ailleurs combien ils s’acquitteraient insuffisamment et mal de cette fonction, si on voulait la leur transférer tout entière[1].

  1. Voir notre ouvrage : l’État moderne et ses fonctions.