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le bonheur est dans ce que le destin nous dénie avec tant d’obstination. Mais lorsque, la vie nous ayant montré tout ce qu’elle contenait, on voit qu’elle ne contenait rien ; lorsque, les années nous ayant livré le secret de la destinée, on s’aperçoit qu’il n’y a pas de secret de la destinée et que les lèvres du sphinx ne se refermaient que sur du néant, alors cela est pire que le désespoir et l’on est vraiment prêt pour la mort.

Ainsi Watts est le peintre de l’Amour et de la Mort, mais non de la mort odieuse ou ridicule, de ce squelette échappé d’un cabinet d’anatomie, qui mène la Danse macabre ou que le vieillard des contes populaires retient prisonnière dans son oranger, non de l’Amour gouailleur et polisson, de ce bambin bon à fouetter qui fait des niches aux nymphes de Thorwaldsen, ou crible de flèches en papier les jeunes bergers de M. Bouguereau. Son Amour est viril et sa Mort est bienfaisante. Le premier soutient la vie et la seconde la guérit. Son Dieu ailé est le Dieu fort qui fait battre les cœurs pour le sacrifice ; sa Déesse voilée est la mère attentive qui berce les corps pour le repos. A lui on va, lorsqu’on veut lutter encore, parce qu’il est la lumière des esprits qui se troublent elle soutien des volontés qui ploient. A elle on retourne, lorsque, ayant senti la meurtrissure des défaites, ou mieux, le vide des victoires, on se résigne à goûter la paix et la sérénité du jour sans lendemain. Et lorsque le vieil artiste, inspiré par un coup de génie, met en présence cet Amour et cette Mort, grands comme il les a conçus, beaux comme il les a faits, tels pour ainsi dire qu’il les a réhabilités, alors il atteint le sommet de son œuvre et de sa pensée. Ce petit Amour, qui se bat comme une sentinelle, qui se raidit, qui virilement refuse de laisser passer la sombre visiteuse, est noble et grand : il est persuadé que la vie est un bien pour celui qu’il protège ; il veut la lui conserver : il fait son devoir. Mais noble et grand aussi ce fantôme qui s’avance, sans colère, et semble dire à l’enfant courageux : « Tu ne sais ce que tu fais ! Tu l’as accompagné, tu l’as soutenu dans les sentiers escarpés : je le conduirai dans le royaume où il n’est plus de fatigue. Ton rôle est Uni ; laisse le mien s’accomplir. Tu peux moins que moi pour lui. Tu l’éblouis, mais je l’éclaire ; tu le guides, mais je le recueille ; tu le consoles, mais je le guéris. »

Un jour que Michel-Ange et Raphaël, avec ses élèves, se rencontrèrent dans les jardins de Rome, le vieillard plaisanta le jeune homme ainsi : « Tu vas entouré de monde, comme un chef d’armée ! — Et toi, répondit le Sanzio, tu vas seul, comme le bourreau. » Ce mot s’applique aussi à Watts, à son art que personne ne suit, à l’effroi qu’il inspire, à la profonde empreinte