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Rome, quand il était déjà homme fait, il se perfectionna dans l’usage du latin, et il ajoute, ce qui est très important, qu’il l’apprit sans maître. Cette étude faite librement, un peu au hasard, par un esprit très indépendant, dut laisser dans ses connaissances quelque chose de capricieux et de désordonné. Il ne suit pas volontiers les règles ordinaires ; sa façon d’écrire, toute personnelle, est celle d’un homme qui s’est formé seul. Cependant il ne faudrait pas croire que tout ce qui semble être à lui lui appartienne entièrement. Il se souvient souvent quand il parait inventer, et il entre beaucoup d’érudition dans son originalité.

Pour les mots, par exemple, aucun écrivain, je crois, n’a pris plus de plaisir que lui à en accumuler d’étranges, de surprenans, d’inconnus ou de peu connus. Son vocabulaire est d’une richesse merveilleuse. On dirait que ce Romain de fraîche date tient à montrer qu’il dispose d’une langue plus variée, plus abondante que celle des vieux Romains. Mais ces mots qui semblent nouveaux ne sont le plus souvent que des termes anciens qu’il a rajeunis[1] : c’était alors la grande mode. Quant à ceux qu’il crée de toutes pièces, et qui sont beaucoup plus rares chez lui qu’on ne le croit, il les forme très régulièrement et d’après les procédés habituels. Souvent il en réunit deux ensemble et en compose un nouveau qui exprime d’une façon plus vive et plus rapide ce qu’il veut dire. C’est ainsi qu’il appelle les caresses intéressées des courtisanes des baisers qui demandent de l’argent, oscula poscinummia. On a remarqué qu’il aime aussi beaucoup à employer les diminutifs. Dans une certaine phrase des Métamorphoses, on en trouve huit en deux lignes, ce qui est vraiment un peu trop, sans compter les diminutifs de diminutifs, comme tantillulum ou pullulus, qui ne lui déplaisent pas. Il en tire souvent des effets fort agréables, comme, par exemple, quand, à propos d’une femme qui désire un beau garçon, il nous dit qu’elle le mordille des yeux, ou qu’il nous fait savoir par un seul mot qu’une matrone est aux petits soins pour lui : Me malrona curitabat. A la longue pourtant cette affectation de petits mots caressans donne à ce stylé quelque chose de prétentieux et de mignard ; mais cette façon d’écrire était alors très ordinaire, et Apulée n’a fait qu’exagérer ce qu’il voyait faire par des auteurs on renom.

Il n’est donc pas tout à fait un isolé et un barbare, qui marche seul parmi les écrivains de son temps. En réalité, il suit à sa façon les modes du jour. N’allons pas croire surtout qu’un homme aussi fier qu’il l’était de son éducation gréco-romaine ait jamais eu

  1. C’est ce que montre très bien M. Kretschmann, dans son mémoire intitulé : De latinitate L. Apuleii Madaurensis. Je renvoie surtout à la page 33, où il discute ce qu’on appelle l’africitas d’Apulée.