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l’idée, pour ne ressembler à personne, d’aller chercher dans des idiomes grossiers, à l’usage des paysans, les expressions dont il voulait orner ses ouvrages. Il les prend aux langues classiques, au grec et au latin, ou, s’il éprouve le besoin d’en créer de nouvelles, il suit, pour les former, les procédés ordinaires, ceux par lesquels le latin s’était peu à peu renouvelé et enrichi. Seulement, comme il était un esprit fougueux, excessif, qu’il avait appris lui-même et seul la langue dont il se servait, et que d’ailleurs il ne vivait pas dans un milieu de vieux Romains, imprégnés du génie de leur langue et qui pouvaient imposer quelque retenue à un novateur téméraire, il employa ces procédés sans discrétion ; de là il est résulté un style souvent étrange, mais qui, quoi qu’on en ait dit, n’a rien d’étranger[1].

Avec Apulée commence ce qu’on appelle la littérature africaine. Ce nom est juste et mérité si l’on veut dire simplement que, pendant quatre siècles, l’Afrique a produit sans interruption une suite d’auteurs de talent qui ont écrit en latin. Mais, si l’on entend que ces écrivains se ressemblent, qu’ils ont les mêmes caractères et forment un groupe compact, assurément on se trompe. À la rigueur, je saisis bien chez eux quelques traits communs, qui leur donnent un air de famille. Par exemple, je vois qu’Apulée, saint Cyprien, Arnobe, Lactance, saint Augustin, c’est-à-dire les plus grands, ont été des rhéteurs de profession, et que la rhétorique a mis sur tous sa marque ; mais il en est de même ailleurs : partout les écrivains qui n’ont reçu que l’éducation du monde deviennent rares, et c’est l’école qui de plus en plus recrute la littérature. Je remarque aussi que ces rhéteurs africains sont en même temps des dévots : Apulée fréquente tous les temples, se fait initier à tous les mystères et s’enrôle dans la milice d’Isis ; les autres sont des chrétiens fervens, des prêtres, des évêques, des défenseurs de leur foi. Mais par là encore ils ne se distinguent guère des écrivains des autres pays : il n’y a plus partout que des croyans, et le temps approche où les prêtres et les moines seront presque les seuls qui sauront écrire. Ainsi les côtés par lesquels ils se ressemblent entre eux sont ceux aussi qui leur sont communs avec les écrivains des autres nations. Pour le reste, il leur arrive souvent de différer beaucoup les uns des autres ; en sorte que, si l’on voulait définir par ses caractères généraux la littérature africaine, on se trouverait assez embarrassé. Dirons-nous, comme on l’a fait quelquefois, que les écrivains nés sous ce ciel de flamme se reconnaissent à leurs violences, que

  1. Parmi les mots employés par Apulée, on a remarqué cambiare, changer, et minare, mener, qu’il a pris évidemment à la langue populaire. Ce qui prouve que le latin populaire en Afrique était le même que parlaient les petites gens de la Gaule.