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ce sont des génies fougueux, intempérans, incapables de se diriger et de se contenir ? C’est bien le caractère de Tertullien ; mais en revanche, saint Cyprien est un sage, un modéré, un politique, parfaitement maître de lui et qui incline toujours vers les solutions raisonnables. Si Apulée paraît un romantique à la recherche des images brillantes et des expressions extraordinaires, qui se moque de la grammaire et de l’usage, Lactance veut passer pour un classique pur ; il affecte d’imiter les phrases et de reproduire les expressions de Cicéron. Quant à saint Augustin, il ne ressemble exactement à aucun autre, et quelquefois il ne se ressemble pas à lui-même, tant il y a de différence entre certains de ses écrits, par exemple entre les Dialogues philosophiques et les Confessions, les Soliloques et la Cité de Dieu. Peut-être convient-il de conclure que ces diversités mêmes sont ce qui caractérise le mieux la littérature africaine. On a remarqué que les écrivains de la Gaule, pour ne parler que de ceux-là, ont entre eux plus de traits de ressemblance. Ils cherchent à bien écrire, c’est-à-dire à écrire comme ceux qui écrivent bien ; et, comme ils travaillent sur les mêmes modèles, ils se rapprochent les uns des autres. Ce sont des gens de bon sens, qui se tiennent loin des excès, et veulent être, autant qu’ils le peuvent, simples, clairs, réguliers, corrects. Ceux de l’Afrique ne paraissent pas avoir les mêmes scrupules. Là, chacun écrit à sa manière et selon ses goûts. Ils sont en général moins soucieux d’élégance et de tenue, plus dégagés des règles, plus personnels, et s’abandonnent davantage à leur génie propre. C’est, je crois, leur véritable originalité.


V

M. Mommsen fait remarquer que l’Afrique, qui est si riche en grands orateurs, n’a pas eu de vrais poètes. Ce n’est pas que la poésie y fût dédaignée : au contraire, on a eu de bonne heure un goût très vif pour elle. Dès l’époque d’Auguste, on s’y mettait au courant des dernières productions poétiques et on tenait à les connaître. Horace nous dit que, quand leur première vogue était passée à Rome, on les empilait dans un navire et on les faisait partir pour Herda ou pour Utique : les libraires étaient sûrs qu’en Afrique ou en Espagne ils trouveraient toujours à les vendre. Et non seulement les Africains aimaient beaucoup la poésie, mais ils la pratiquaient volontiers. Ce pays est celui peut-être où l’on a recueilli le plus d’inscriptions en vers. A Cillium, dans la Byzacène, le fils d’un vieux soldat, T. Flavius Secundus, qui était devenu un personnage dans son municipe et prêtre de la province, eut l’idée d’élever une belle tombe pour sa famille.