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l’Angleterre, qu’on se montrât, avec lui, si prompt à se formaliser ; et avait-il dû sacrifier tous ses intérêts parce qu’il avait plu à la France de lui envoyer un duc et pair qui s’était fait attendre ? « Voilà, disait-il à Knyphausen, les considérations que je vous suppédite et que vous ferez valoir s’ils se cabrent et font les revêches. » A la vérité il l’avertit en même temps que la manière dont il s’y prendra pour faire goûter ces vérités aux ministres de France servira de pierre de touche pour reconnaître s’il possède lui-même effectivement toutes les qualités requises d’un ministre habile dans les affaires, et que c’est le cas de déployer toute l’adresse et tout le savoir dont il est capable. « Si vous réussissez en ceci, ajoute-t-il, vous vous insinuerez parfaitement dans mes bonnes grâces[1]. »

La tâche imposée dans ces conditions n’était pas, on en conviendra, facile à remplir, car tout le monde ne tenait pas le langage officiel dont Frédéric se raillait si justement. C’était, au contraire, à Versailles et dans les cercles de Paris où on causait d’affaires politiques, un déchaînement général : ceux qui s’étaient toujours méfiés du roi de Prusse s’applaudissaient d’avoir bien prédit ; ceux qui le défendaient la veille n’avaient que plus d’humeur de paraître avoir été pris pour dupes. On se riait de ceux qui (comme le marquis d’Argenson par exemple) ajoutaient encore foi aux assurances amicales de Frédéric et tâchaient de donner une favorable interprétation aux effets de la convention. On disait cou raniment que, n’y eût-il rien d’hostile contre la France dans le texte lui-même, il y avait, à coup sûr, des articles secrets qui ne seraient pas communiqués. Rouillé lui-même (les tempéramens faibles sont mobiles et aisément irritables) n’était pas le moins ému, d’autant plus qu’à peine avait-il vu sortir le Prussien de son cabinet par une porte, que par l’autre entrait l’Autrichien Stahremberg.

Celui-là arrivait aussi joyeux, aussi triomphant de la nouvelle de la convention prussienne que les ministres en étaient consternés. La défection de Frédéric survenait en effet juste à point pour faire faire à la négociation secrète suivie concurremment avec celle de Nivernais, le pas décisif attendu, je l’ai dit, par Kaunitz, mais qui ne pouvait guère être retardé plus longtemps. Quelques jours de plus et l’Autriche aurait dû se résigner à accepter l’alliance française dans les termes anodins proposés par Bernis, qui répondaient si mal aux visées réelles de Marie-Thérèse. On était à bout de lenteurs et de prétextes pour ajourner la conclusion. Un point en particulier qui avait fait la principale difficulté entre les deux cours venait, de guerre lasse, d’être

  1. Pol. Corr., t. XII, p. 72, 73, 85, 93-98, 114.