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a découvert sa retraite. Elle se jette à terre, le visage caché dans ses cheveux ; elle entend, sans le voir, Arthur lui pardonner et lui dire adieu. Puis les pas s’éloignent… C’en est fait… Sur le champ de bataille de Camblann, la victoire, à son tour infidèle, abandonne les Bretons. Les chevaliers de la Table Ronde tombent un à un, autour du roi qui s’affaisse lui-même, mortellement blessé.

Le peuple ne voulut pas croire à la mort d’Arthur. Le bruit courut qu’une barque mystérieuse l’avait emporté dans l’île d’Avalon, séjour des héros. « Il reviendra ! » disait-on dans les châteaux et dans les chaumières de la Grande et de la Petite Bretagne, courbés sous la domination anglaise ; les druides l’ont dit : « Les héros peuvent naître deux fois. » Les Bretons, repousses par les Anglo-Saxons, acculés dans cette pointe qui termine l’Angleterre au sud-ouest, ne perdirent jamais l’espoir de voir reparaître le « vieillard plus blanc que la neige, monté sur un coursier blanc. » Ils l’attendirent pendant dix siècles, confians aux prédictions de Merlin, en dépit des événemens qui les démentaient et des Pères du Concile de Trente qui les condamnaient. Tous les vainqueurs de la race celtique, toutes les dynasties étrangères entendirent, l’un après l’autre, résonner à leurs oreilles les terribles accens prophétiques de l’enchanteur. Devant eux tous, le spectre du roi Arthur se dressa, cherchant, comme celui de Banquo, à prendre une place vide au festin du pouvoir. Henri II Plantagenet, comme Jean sans Terre, Harold, comme Henri VI, luttèrent contre cette ombre, sans pouvoir la dissiper. Leurs scribes écrivirent, leurs guerriers combattirent, leurs ménestrels chantèrent en vain. Henri II alla même jusqu’à déterrer près du monastère de Glastonbury, dans l’île d’Avalon, un cadavre du soi-disant Arthur et lui fit faire de magnifiques funérailles, mais les Bretons persistèrent à le croire vivant. Longtemps après, ils poursuivaient à coups de pierres les étrangers qui en doutaient. A chaque soulèvement national, à chaque figure nouvelle d’adversaire des Anglo-Saxons, il leur semblait que c’était lui qui revenait. Ils crurent le reconnaître dans ce Guillaume le Conquérant qui arrivait de France, en chantant la gloire de Charlemagne ; dans ce Prince Rhys qui défit le Conquérant sur les montagnes de Carno ; dans ce Kadwalader qui abattit les forteresses normandes, dans ce Lywélin qui, appelant les Gallois parmi les marécages de la Cambrie, affama les Anglais. Mais tous ces chefs finirent par succomber, et la tête du dernier, plantée au haut d’une pique sur la Tour de Londres, épouvanta les regards bretons… Alors les fidèles regardèrent du côté de la France : ils saluèrent cet Arthur de Bretagne qui fut élevé dans les bois par les barons amis, comme le grand Arthur, et qui semblait bien « le jeune sanglier de guerre »