Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/530

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il s’enquérait aussitôt d’elle : on la tenait pour irréprochable. Son mari, hercule roux et osseux dont des tics nerveux traversaient le visage, passait pour la faire souffrir, à force d’humeur noire et fantasque. Galant homme, au demeurant, et fort riche. Mme Viot était de leur intimité. Elle avait connu Mme Osborne jeune fille, et la voyait tous les jours, durant cet hiver qu’elle était venue passer à Alger, tandis que le général inspectait les trois provinces. Elle présentait Louvreuil à son amie. Il valsait avec elle, causait toute la soirée et se retirait sous le charme. Le lendemain, les jours suivans, il la revoyait, chaque fois plus épris. Il n’avait pas aimé jusqu’à ce jour, il était timide, silencieux, d’une pudeur mâle et sévère : sa passion n’en devait couver que plus ardente. Mme Viot, qui n’avait pas tardé à deviner son mal, essayait de le guérir en lui disant :

— N’espérez rien! Si Hélène n’aimait pas son mari, ce que j’ignore, elle serait du moins gardée par le respect qu’elle a d’elle-même. En admettant qu’elle ne fût pas heureuse avec cet homme, soyez sûr qu’elle lui resterait fidèle et ne consentirait jamais à une séparation. Mettons les choses au pis, s’il venait à mourir et qu’elle pût songer à se remarier, il n’y aurait qu’une personne qui eût gardé quelques chances, je ne dis pas quelques droits, sur son cœur. Ce n’est pas vous, mon pauvre Louvreuil!

Pressée, suppliée de dire ce qu’elle savait, elle ajoutait :

— Elle a été fiancée autrefois avec Henri de Nesmes, le fils du ministre de l’Empire. Ils étaient cousins, mais les parens se sont brouillés, et adieu le mariage! Pendant trois ans, elle n’a voulu entendre à aucun parti; puis, trompée par sa mère qui profita de quelques légèretés du jeune homme pour le calomnier cruellement, elle s’est résignée, sur les instances de son père vieux et mourant, à épouser M. Osborne. Depuis, M. de Nesmes a quitté l’Europe et voyage, sur son yacht, dans l’océan Pacifique; il hivernait l’an dernier à Tahiti. Elle ne prononce jamais son nom et, selon toute apparence, le tient pour mort. Mais le cas échéant, ce rival disparu n’en serait pas moins redoutable, fort qu’il apparaîtrait du passé, des chagrins soufferts, du prestige inoubliable du premier amour. Vous ne l’évincerez pas, ni personne. Ainsi, mon bon ami, tâchez de ne plus penser à elle. Vous n’y gagneriez rien, et elle ne peut qu’y perdre. D’abord, elle restera vertueuse, mais son mari est jaloux, et homme à la molester, brutalement même. Pesez cela!

Ces paroles l’accablaient, et il se sentait à la fois irrité et honteux. Il cessait ses visites, ne venait plus que rarement à Alger, se faisait même détacher à Laghouat, y restait six mois, en plein désert. De retour à Blidah, la première femme qu’il apercevait