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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/82

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de nos ouvrages[1]. Cette inégalité, d’ailleurs, n’a pas uniquement des effets malfaisans : elle est à la fois le résultat et le stimulant de la civilisation. Quant aux dangers que le luxe peut faire courir aux Etats, il faut d’abord constater qu’autre chose est le luxe et autre chose la vie luxueuse. On peut aimer et rechercher le luxe dans l’ameublement, dans la décoration, dans les objets d’art, et vivre sous les autres rapports avec simplicité. Le prétendu amollissement physique qui résulterait des goûts de luxe n’est pas démontré : dans presque tous les pays d’Europe, les jeunes gens des classes les plus aristocratiques déploient, en ce qui concerne les exercices physiques et les actes de courage, au moins autant de vigueur et de résolution que les hommes des autres couches sociales. Les civilisés, depuis trois siècles, prennent, d’autre part, une éclatante revanche sur les barbares. Si la civilisation est menacée, c’est beaucoup moins par le goût de l’élégance de la vie que par le venin de certaines doctrines, par le dilettantisme intellectuel et moral qui, chez ses adeptes, n’a pas une relation nécessaire avec le goût éclairé des objets de luxe.

M. Emile de Laveleye a cité toute une nomenclature d’auteurs célèbres dont les opinions sur le luxe sont, d’ailleurs, médiocrement concordantes. Au hasard de leur humeur ou du fil de leur ouvrage, ils le louent ou le blâment. Parmi les apologistes constans, il n’y a guère que La Fontaine, par d’assez mauvaises raisons :


Je ne sais d’homme nécessaire
Que celui dont le luxe épand beaucoup de bien.
Nous en usons, Dieu sait ! Notre plaisir occupe
L’artisan, le vendeur…


Parmi les critiques constans, on trouve Rousseau, avec des raisons qui ne valent pas mieux : « Il faut des liqueurs sur nos tables : voilà pourquoi le paysan ne boit que de l’eau. Il faut de la poudre à nos perruques : voilà pourquoi tant de personnes n’ont pas de pain. » Dans cette voie on pourrait multiplier les exemples pittoresques, et le philosophe qui donnait à Voltaire le goût de marcher à quatre pattes conclut : « S’il n’y avait point de luxe, il n’y aurait pas de pauvres. »

Alternativement antagonistes et panégyristes du luxe sont Voltaire, qui se contredit presque toujours, et Montesquieu, dont la gravité n’est pas toujours ennemie de l’incohérence. Voltaire loue le luxe en petits vers dans le Mondain et le condamne en prose :

  1. Voir notre Essai sur la répartition des richesses et la tendance à une moindre inégalité des conditions.